Troué de foule.
Aujourd'hui tu es trop petite pour moi.
Il y a trop de gens qui font la cour humaine, et qui te saluent, d'un geste, d'un regard, d'une voix.
Je ne sais pas votre langue de ne m'exprimer que par parfums, que par l'odeur de désespoir qui s'élève de mon corps alors que je me sépare d'un autre corps.
Je suis trop vieux pour toi, aujourd'hui.
Il y a la nuit qui tombe en morceaux sur le trottoir
et qui baignent mes pas et chaussent mes pieds
De la pantoufle d'ombre qu'elle croyait mettre au ciel
Assoupi.
Tu es un précipice, et ton pays d'être si bas, si plat, ne connait que des vallées, la terre n'y monte pas, mais elle y descend, c'est comme voir un monde qui décroît.
J'ai besoin de ces dépendances, de savoir qu'il y a quelqu'un dans cet univers qui peut m'inspirer le geste, qui peut, alors que je froisse les draps -et je n'en froisse presque plus, j'ai perdu tout magnétisme, apparaitre en mouvements, en parfums, en expressions.
Je revois Elodie aux reliefs parfaits, aux traits de fusain, à la peau brune et à la voix sombre que fait sur les corps le soleil du Sud. Je la vois, et je l'embrasse. Il y manque la coalescence.
Tu es là, dans le cou des blondes qui transpirent, et transpirant abandonnent mon corps, mon être et ma saveur.
Ma haine est toute ma grâce, et je deviens poli. Je sais dire merci à la fin des phrases, je connais la ponctuation mondaine, les manières, les courbettes et les flexions qu'on peut trouver dans le langage.
Je n'adhère pas au reste des être, elles s'échappent, elle passent comme des fantômes vaporeux, des êtres immatériels que j'étreins et dont je replie les mains de tulle sur ma poitrine. Tu n'es pas là.
Quelque part, en toi, doivent surgir les même pensées, que le minuscule prestige de tes vingt ans écarte. Tu entends un toussotement qui est un pleur enragé et tu n'entends pas le bruit des fleurs qui éclosent, de ma main qui s'ouvre, de mes doigts qui s'allongent, tu n'entends pas mes ongles qui enlèvent la peau d'une plus grande que toi, d'une plus fine que moi.
Tu entends, les cahots des corps quand ils s'affrontent, quand leurs transes s'écoulent lentement en toi ; quand leurs liqueurs -tiédis de l'abdomen- s'écoulent lentement en toi et qu'ils viennent, ces corps, d'être ainsi vidées nous empoisonner le coeur.
Tu sais pleurer ; je suis sensible.
Je suis celui qui voit dans la couleur des membres, dans le bruit que fait l'extase par courte saccades, le venin qui passe dans la peau.
Les sexes qui se dressent sont beaux comme des lys vénéneux qui d'en trop approcher le nez nous souillent les lèvres.
Je voudrais qu'il y ait mes doigts qui jouent sur ta peau, la mélodie psalmodique qui s'en échappe.
Tu as sur le vent la note du chant des damnés, celui qu'on récite en balançant le corps comme sous un prêche.
Tes bras m'ont allumé les yeux.
Ils ne s'éteindront pas.
Avant que tu meures dans les bras d'un autre que moi, avant que l'on t'enseigne un nouveau corps de douleur, j'aurais du t'aimer comme tu me le demandais, en douceur, sans t'assassiner contre les murs des chambres d'hôtel qu'on fréquentait -combien d'écumes, de baves, de pleurs, de voix, de sang, y avons nous abandonné- mais te prendre sur mon corps nu qui serait l'ilôt dont tu espérais qu'il te fasse respirer. Au lieu de ça, je secouais ton corps, fragile esquif, contre les rochers barbares du mien.
Tu as coulé dans mes bras.
Tu coules dans ceux d'un autre.
D'autres coulent dans les miens.
J'aurais voulu encore savoir me replier autour de toi comme le filet de pêcheur abandonné au milieu de la mer et qu'habille une algue violette. Mais je ne sais pas faire, pas supplier, pas protéger, j'ai le corps trop frêle et les épaules transparentes. J'ai la nuque raide que la brise légère brise.
Je n'apprends qu'à disparaître, à m'échapper. Rendre ma peau incolore, inodore, insipide, pour que les gens me traversent sans frissons, qu'ils passent et ne sentent rien d'avoir pourfendu un être vivant. Je fais des armées d'assassin. Un régiment entier. L'on peut mourir mille fois.
Ma chair n'a plus que les apparences de la vie. Je t'écrivais, que nous nous croisions sans nous rencontrer. Nous n'évoluons pas dans les mêmes dimensions, chez moi, chez moi tout est odeur, musique, couleur. Il y a le bruit des sifflets et des hourras, le même quolibet qui est le vivat d'une foule, et je n'ai pas peur. Je n'ai pas peur, mon corps ne sue presque plus de peur, il ne connait plus la froideur de l'effroi qui roule en gouttelettes fragiles, en bruine glaçante sur la peau. Je ne connais que la tiédeur des gens qui me passent dedans. Je ne suis pas de leurs dimensions qui indolents me transpercent.
Je suis troué d'une foule.
Nous ne sommes qu'un orage.