Les lèvres sales.
Je ne sais plus bien ce que je voulais écrire, ça a traîné plusieurs fois dans ma tête, chaque fois c’était autrement recommencé
peut-être le bégaiement des po-poèmes d'Aragon et ma la-langue à moi abstraite et tortueuse (delta éclaté c’est le fil bleu sur la carte d’Egypte, on le suit de l’ongle et le Nil brusquement se sépare et le doigt doit choisir son chemin entre tous les embranchements ou stopper sa course ; mon écriture est un de ce doigts qui refusa le choix et poursuivit les routes toutes en même temps, tu imagines l’étrange cohue dans la bouche, tu imagines les lèvres indécises l’étrange accident des sons tu imagines).
Je parle une langue
dans une perpétuelle agonie
en cours d’anéantissement
une langue
de fragment
de théorème
et il faudrait y ajouter les formules mathématiques
la clé
de l’équation
mettre fin au mystère par je ne sais quoi
cette sorte de formule qu’on trouve la première fois en 4ème
le vertige immense (tu t’en souviens peut-être) le premier x mis à la merci d’une méthode et torturé jusqu’à l’aveu sa vérité son chiffre son matricule de BAGNARD
et
la béance dans le ventre quand x
bascule du côté des choses nommées identifiées 1 2 3 4 5 6 7 8 9
comme
une lumière allumée dans la chambre d’enfant au milieu du cauchemar
la sainte sortie du couvent (visage enfin sans voile)
ah ma langue théorique inventée pour le ciel de la nuit
et demain j’en changerai
c’est un habit taillé à la main et ma langue
a des vêtements étranges
peut-être sont-ce des mains de femme
(ongles peints vernis et toute la douceur du monde)
ou un peu de soie fanée
Ecrire
(je devrais ici ajouter les italiques prétentieuses, les italiques du concept inventé, écrire en la langue penchée sorte d’hébreu prénatal et tout alors aurait l’air d’importer on pourrait écrire
pâtes
ainsi
et l’on penserait à autre chose autre chose que le blé tordu dans les machines et l’eau bouillante
autre chose que la faim à peine consolée
autre chose
ce serait
pâtes
mot sortilège
formule
et tout autour serait réduit
à ce mot là
tout alors n’existerait qu’attraction répulsion de ces :
pâtes
soleil d’occasion
à la gravité insolente
et l’on a encore faim
le soleil ce n’est plus ce que c’était)
écrire et pour ceci partout j’élève de petites scènes
un prétexte quelque chose où figer la voix
une cible
c’est une cible, un endroit à viser atteindre percer de cris
enfin un public et le cri le cri tout puissant
on s’en souvient on naquit jadis avec ce cri là
jaillit
écrire face à ce public
fut-il virtuel
une pensée
une image
(déformée par le miroir
un autre moi qui me ressemble
vieille photographie cornée
on ne sait dire le prénom
on bute sur sa mauvaise mémoire
sur les traits changés
on bute
avait-on en ce temps là
-c’était un temps maudit peuplé de jeunes gens baroques-
un frère un jumeau
un autre soi
prisonnier des glaces
l’air encore heureux
la vie c’était une autre vie
qui fit chemin dans ce visage là
la bouche on reconnait le goût des baisers
bientôt
ceux qu’on prononça donna reçut
on ne sait dire
la mémoire la sale mauvaise mémoire
et le passé était-ce un rêve
dérangé par le réveil-matin d’aujourd’hui huit heures)
j'écris pour ajouter de l'ombre à la nuit et trouver un refuge de noir un crépuscule étrange un oeil noir de fille ou plutôt son maquille coulé le jour qu'on l'a trompé
c'était il y a longtemps une rue un sourire et le verre vide et la bouteille même déjà, c'était une nuit froide à fuir comment était-ce déjà le nom du cauchemar jadis
Ah l'angoisse, c'était l'angoisse avec ses caractères glacés (rutilants, une guillotine)
on fuyait ceci
avec les mots dans la nuit
avec la bouche ouverte pour y faire de la lumière
(Barthes dit la parole est un langage brûlé, non pas brûlé mais en train de brûler, une consomption si tu veux)
pour mettre le monde en feu
comme imagine, toi IMAGINE
une grande forêt incendiée (et le spectacle retient le pyromane
prisonnier de son geste -crime et oeuvre en même temps- c’est ce peintre anglais insatisfait à la fin de la toile, il y manque quelque chose c’est du sang de la vie de la chair il dit et va chercher dans sa cuisine un hachoir, il tranche sa propre main et l’accroche à la toile « enfin » il dit c’est toujours lui qui parle c’est cette voix de fou et Van Gogh loin là-bas dans son siècle rougit de honte c’est trois fois plus d’audace que je n’eus -étrange comptabilité des peintres et des fous)
le hurlement sauvage du désastre
oui l’enfer
on dit
l’enfer
parce que
Je ne parlerai jamais une langue audible
prisonnière des définitions concepts immobilisés
d’une des deux mille cinq cent cinquante sept pages du dictionnaire
JAMAIS
une langue intacte comme une
morgue
jamais
les mots banals
trahis
ceux dont on fait les « bonjour madame »
les « combien ça coûte »
« comme il est mignon »
les mots de tous les jours
fatigués
de passer en hâte de bouche en bouche
de siècle en siècle
ah tu remâches toi le chewing-gum passé entre toutes les dents
le chewing-gum craché ramassé toujours ce geste là d’horloge
toujours ce mouvement des morts
et moi je ne meurs pas pas
Il y avait cette fille
Diane son prénom c’était Diane et je me souviens elle vivait dans cette langue atroce
cette langue de tous les jours
le parler banal
elle parcourait la peau le corps comme tu fais peut-être d’un digicode
cherchant dans le râle une réponse
le bip
le « d’accord »
et pousser une porte
un corps pour elle
c’était la même chose
c’est
le vide
toujours
le vide l’absence
derrière ces portes ouvertes avec ces mouvements là
et mon dieu j’avais peur en ce temps et c’était février dehors et les arbres toujours nus et les journées à peine rallongées
J’allais dire les mots comme il faut
j’allais me laisser distraire de moi-même
être pris au piège du langage du papier journal
les « ah c’est ceci cela c’est très intéressant et quand est ce que etc » et puis pourquoi faire il y a la télévision tout l’ennui quotidien les salles de classe avant
alors je continue je porte ma voix à moi
théorique
je t’ai dit je l’invente chaque fois et je ne dis pas
je tente de dire
tant mieux si l’on est compris et autrement
tant pis on a craché du ciel
son ciel son propre ciel
pris à aucun autre
tout est tentative
tentative de correspondance
entre le dedans et le dehors entre
ces bruits sans pensées
le pouls de la langue c’est :
(le pas des gens rêvés
tu les rencontras je suis sûr
ces gens là
aux visages inconnus beaux comme la fatigue
au coin du rêve
c’était avant les sursauts du matin
avant la sonnerie du téléphone portable
avant le retour de la ville
les vrombissements les moteurs
la pluie sur la vitre
les pas des enfants
et sous la douche
sous l’eau tiède
-qui ne chante pas-
tu tentes ce visage là
le recommencer avec les gouttes d’eau sur l’émail
tu tentes sa reproduction
choisissant la mèche
brune ou blonde
et tu ne te souviens de rien
ni les yeux ni la bouche ni la voix
sauf peut-être
la semelle et le bruit
contre le pavé du rêve
de ce pas là
toute la journée dans les sons du monde
tu cherches la trace
le reflet
un débris
rien
)
La nuit souvent les gens paraissent des ombres
et par quel miracle
atteignent-ils à la densité des êtres humains
un prénom
un mot échangé
un de ces mots décisifs
un mot
en italique
avec la bouche dite
(pensée amusante)
des éclats de rire et le vin renversé à quatre heures du matin
c’est étrange
les lèvres tachées de voix de ces autres
ombres presque humaines
et le danger là-bas un soir c’était Claire
Un autre c'était VOUS
un soir je veux dire une nuit il était l’heure
où l’on hésite
recommencer ou pas
croire ou finir
et l’ombre au matin s’évapore
c’est étrange cette rosée de gens
séchée par le soleil
(ou les phares d’automobile ou les bruits de métro
ou toutes les choses là en attendant)
tous ces prénoms de fille agglutinés en moi
ce grand creux d’ombre
et souvent je nomme en souvenir
et c’est la première fois que je fais autrement
souvent je nomme en souvenir
dans mes phrases dédaléennes
souvent en souvenir je les nommes
C.
D.
E.
M.
comme le langage crypté par quoi on désigne
les stupéfiants
et je me souviens
LSD
c’est
les visions le soir dans la forêt de Rambouillet
(nous marchions Valentin Louis Yan MOI éclairés par les pierres pâles)
et les trois prénoms en désordre de Diane (Diane Sarah Lise)
autant de cheveux décoiffés
le matin après
après les gestes saints
et puis saints encore
et enfin
païens
athées
débaptisés
crucifixion renversée
les gestes de l’hérésiarque dans l’église
le rire les larmes quand il remplit la coupe de cendres et de salive
les genoux jamais fléchis
libre comme une femme divorcée
Je dis souvent
vieillir ne me ressemble pas
comment pourrai-je devenir moi
avec ce je porté à ce point d’incandescence ce je
comme une flamme toujours refleurissante
c’est le printemps du feu toujours autour de ma bouche
comment pourrai-je moi vieillir et ne plus croire
en l’infini aux soleils convulsés d’aimer
comment pourrait-elle finir la vie avec ses syllabes
impromptues son sens neuf
avec mes cheveux à moi et ma voix à moi
non jamais un regard de vieillard ça ne me ressemble pas et pourtant
je ne crains plus le noir
à quel moment était-ce
les lumières éteintes et l’indifférence
aux formes aux bruits devinés
dans l’espace clos menaçant jadis
ah revenez peur d’enfant revenez pensées effroyables
revenez par pitié rendez moi l’effroi des premières fois
quand
dans ma bouche les dents fragiles mortelles
mâchaient avec difficulté les morceaux de la vie
on se retourne un soir tout à fait
on refuse de travailler et personne ne nous croit à ce point inapte
aux habitudes (LA VIE MUTILEE 50 HEURES PAR SEMAINE)
on refuse pourtant et le monde le monde entier
l’univers
avec
les barbelés
de toutes les galaxies
et l’étoile la plus lointaine
lointaine au point d’être morte avant d’arriver
te pousse jusque là bas
tu résistes en serrant tes dents d’adulte
tes dents
je dis mes dents de loup
alors il faut déchiqueter la réalité
partout répandre la maladie
la rage qu’on a
et pourtant
on a vieilli au jour où le mot
artiste nous effraya davantage
que le noir complet
Et après tout ça quoi dire
rien on a gorgé le monde de soi-même
Aragon : « Je suis plein du silence assourdissant d’aimer »
Après
face à ceci
on est le public paralysé
comme devant le spectacle dodécaphonique
cette musique sans faire exprès de la musique
du bruit partout envahissant à ceci semblable ma parole
et ainsi je vis ainsi j’écris
la forme ininterrompue jusqu’au sommeil
ah
je te joins je crois des poèmes d’Aragon qu’on trouve sur Internet
sinon lis si tu veux respirer des fleurs inconnues
si tu veux savoir l'odeur jamais racontée par personne :
la mise à mort
théâtre/roman
lis aussi Aurélien pour pleurer ça fait du bien
et puis ses poèmes :
Les poètes
Le roman inachevé
Le fou d’Elsa
c’est beaucoup
c’est vrai
Puis il y a Guyotat à lire aussi le formidable Eden, Eden, Eden
mais il y a une vie à vivre (hélas ?) avec des formes mouvantes là bas
du vin à boire
et peut-être lire c’est vivre ailleurs
je crois
mais c’est vivre dépeuplé de sa chair
asséché de son double mortel
c’est vivre dans une cave où entre le soleil
pur certes mais à peine aussi et
il y manque les baisers
qui sont aussi des soleils purs