Le cours de l’expérience a chuté, répète souvent, Romain, cette phrase devenue mienne, s’étire, souplesse de chatte, loin du sens originel que lui prêtait Benjamin tel que rapporté par Romain. Je l’applique, étirée, cette phrase, maintenant, à des individus à mes yeux déchus. Le cours des gens, aussi, peut chuter.
Le cours de I. a chuté, semblablement semble-t-il et, devant cette chute et ce cours divisé par mille, je me suis décidé à revivre. I., que je connus peu mais que je connais depuis longtemps, exerçait sur moi une certaine fascination, une vie qui la menait, me rapportait-elle ou me racontait-on, partout et toujours en les plus extraordinaires manières. Mariée - d’un mariage sans valeur - à vingt ans à un Russe orthodoxe, lui, mendiant au Vatican à vingt ans, devenu, à quarante, millionaire comme les Russes deviennent riches à millions. I. me semblait faite pour traverser le temps, toujours intacte. A., la veilla de longues nuits et de longues journées quand, apathique dans son lit, elle se voyait mourir puis, à sa guise, éconduisit A. Elle vivait, toujours, selon son bon plaisir, régissait le monde par décret. Attendant, A. patiemment, jalousement, dans je ne sais quel corridor, l’appel, bientôt, le sifflet, même, de sa maîtresse. A ce sifflet, A. surgit et avec A. d’autres qui s’espéraient eux aussi, les commandés.
Le cours de I. a chuté, contredisant, ma croyance qui, surtout, se voulait une espérance. La fatigue, l’âge bien entendu, le goût de l’argent surtout, usent les sortilèges, les paroles magiques, ah qui pouvait le croire, ça, que les philtres, eux aussi, s’éventent.
Elle dit j’aime l’argent. Et me dégoûte aussitôt d’elle, elle m’épouvante. Le cours de I. a chuté. Qui dit j’aime l’argent comme elle prononce ce j’aime l’argent renonce à, dans la vie, une région précieuse. Cette parole refuse, soudain, le risque et c’est là le drame, là ce que I., jamais n’aurait dû, sinon, se trahissant et donc, maintenant, oui, se trahissant, n’admet de risque que celui analogue au risque de l’actionnaire ou de l’investisseur. Le cours de I. a chuté, portefeuille sans valeur. Le cours de I. a chuté.
I. gagne bien sa vie, elle n’exerce pas une profession ordinaire et, ce, justement, cette activité interlope consolidait, au départ, à mes yeux, ce que I. contenait d’immortel(le) il en fut à cause de ce que j’aime l’argent, autrement, il en fut de l’effondrement du cours de I. L’argent contrevient à l’aventure, de voir ce truisme, en elle, vérifié m’accable, l’argent mène qui en possède à ne voyager plus que sur les voies navigables et goudronnées, la ligne droite barre le chemin oblique.
Le cours de I. a chuté et cette baisse, irrésistible, la guide bas, avilit, sous la toise, terrible, la mesure d’une déception, le poids d’une déception.
De I. je tire une leçon. Il m’arrive souvent, devant l’exemple désastreux d’autres êtres humains, de trouver mon entrain. L’effroi, bien plus que l’envie, m’anime, me guide, m’arrache à l’ornière où trop souvent moi je chute. Je m’inspire de ce qui me repousse et me rend odieux aux autres et à moi-même parfois à cette seule fin.
Peut-être parce que, justement, la proximité de ces vies délabrées m’expose mon sort pressenti, cette sorte d’abîme toujours me guettant dehors, toujours ouvert dedans.
Trop nettement, en eux, je me vois dessiné et de me voir, ainsi, dans ce marais promis, agite l’immobile moi pourtant déjà définitivement. Je me refuse, moi, à devenir ça, moi à me trahir à ce point, mon cours oui connaîtra des glaciations mais personne ne dira Le cours de J. a chuté parce que non, ce cours torrent toujours qu’il soit le cours de boue ou d’eau dégelée ; ne chute pas, mon cours, se brise et s’effondre plutôt, ne monte pas, mon cours, touche et transperce.
Le cours de I. a chuté et si ce cours là même peut s’effondrer, si ce qu’on disait la grâce peut se voiler, cette peste tout peut atteindre et moi le déjà atteint, le ras des pâquerettes, alors à quel point moi le courbé suis-je menacé ? Me voilà, reflété, sous la lumière horrible, horizontalement jetée sur I., face à moi-même. Le cours de I. a chuté et me voilà me déplaçant, lutin, dans les brousses, les jungles de mots de paroles échangées. Me voilà vivant, tentant d’atteindre la vie en ses formes diverses les plus belles, les plus pathétiques, les excitantes, les très humiliantes. Je m’épuise à m’arracher de ma torpeur. Aux fêtes, rue de Rivoli, ou Boulevard Malesherbes, je me jette, avec le soutien de Valentin où tout le monde joue son rôle avec adresse. Maladroit et honteux, habile et cynique, je tente aussi de tenir ma part. Il faut bien que ça paie, alors je recommence, heurtant mes dents, mon ventre, à la peur, à l’échec, au ratage, tant pis, je me dis, je me force. Je lis, beaucoup, j’écris qui valent, écrire et lire, avec la même terreur, ces manigances mondaines, j’entretiens avec le langage des autres ou le mien, ce rapport festif et de dupe. Pour ne pas chuter.
Le cours de I. a chuté et de la voir si ridicule, si basse et même, mon dieu, de la mépriser, de la mépriser cette fois depuis l’intérieur de ce qui faisait sa gloire, l’emblème superbe qu’elle portait superbement. La rouille.
Je prends, maladroit, quelque part, le relais, tel que je suis, avec ma poésie, mes dents plus du tout droites, mes jolis cheveux. Le cours de I. a chuté et ceci je l’énonce plus tragiquement que vous ne pouvez croire.
Que le cours de I. ait chuté, aura défaite, me force à faire, à agir, voir une mue, elle, comme accomplie à l’envers et à rebours, la peau tombée découvre la peau vieillie, un défilé interminable de peau élimée, elle portait jadis je crois des fourrures toutes aujourd’hui j’imagine, comme sa peau, rongée, effilée et plus personne n’a les moyens de raccommoder les étoffes défaites.
Le cours de I. a chuté, devant ce choc je me suis ressaisi, oui, moi, moi le bivouaqué, si longtemps maintenant, de tellement de hyènes, ressaisi je que le cours de I. à ce point là ait chuté, par effet de balancier, celui, à contrepoids, des jeux d’enfant dans les squares, me soulève. A moi d’employer l’élan.
Son ancien amoureux disait d’elle on ne te pardonnera jamais ta liberté et voilà quoi sa liberté, cette dégringolade sans abîme pourtant, pas la dignité des enfers ou de la démence, la dégringolade au niveau du distributeur automatique, mon dieu, alors moi ressaisi sentant moi prisonnier, moi le marqué, le griffé, moi je ne veux pas que le cours de Jonathan Boudina chute lui aussi parce qu’il a chuté à bien des moments.
Avant, moi, inconscient, j’ébranlais le langage, je parlais le poème, on disait génie pour parler de moi et depuis, tant pis, pour le titre perdu, tant pis si mes aises à moi révèlent aujourd’hui l’angoisse, ma mue singulière, sous l’insolence la peur, oui, le labeur aussi, tant méprisé aux temps jadis, le langage était là, je n’avais qu’à me baisser pour ramasser les phrases, et je ne me baissais pas et je ne peux plus me baisser. J’augmente.
Sûrement, son amoureux, disait juste et non tout ensemble, on ne te pardonnera jamais ta liberté, cette phrase, je dois le dire, je l’ai enviée, non comme quelque chose que l’on convoite jalousement, dont on voudrait déposséder l’autre pour l’obtenir et, même si l’obtenir s’avérait impossible, la lui soustraire, quand même. Cette liberté, légèreté au monde, gaspillée, le cours de I. a chuté, cette liberté mal exercée, et après tout n’est-ce pas, comme de la jeunesse, sa plus pure expression, que son mal-faire, à la liberté, se gâcher.
I., le cours de I. a chuté, elle évoque un voyage sur le Nil, les pyramides et quelques autres fadaises et le cours de I. a chuté, elle n’accomplira plus rien et moi qui croyais, douze ans en arrière, qu’elle pouvait, justement tout, me voilà comme doté du courage de l’affolé. Je peux parce qu’elle ne peut plus. Ses projets devenus vagues, j’aime trop l’argent, et ne se sent pas alors la possibilité d’interrompre vraiment ce qui l’enrichit. Le cours de I. s’effondre. Son ambition rétrécit, son goût, que tout le monde jugeait si juste, s’affadit. Elle devient commune. Le cours de I. a chuté, elle rentre dans le rang, par tous les côtés. I. devient des obéïssantes.
Je l’ai croisée, mercredi dernier, devant le Bus Palladium, nous quittions le lieu avec Valentin, elle entrait. Elle m’a demandé, après, fâchée, tu me fais la gueule ou quoi ? J’ai répondu ? parce que je ne voulais pas répondre davantage, parce que je ne pouvais pas dire mon effroi, effroi bien davantage que déception, effroi d’un monde finissant qui, moralement, religieusement ne devait pouvoir finir. Nous l’avons vue avec Valentin et nous disions, tous les deux, d’un regard silencieux, le cours de I. a chuté.