Sofiane
Avec Sofiane nous jouions chez lui à Mario Bros. Dans une pièce qui n’était pas sa chambre, au fond du couloir, à droite, sombre et tapissée. Après avoir vaincu le premier boss, un garçon-champignon nous gratifiait d’un thank you ! or, en ce temps, nous ne disposions pas du moindre rudiment d’anglais
Le père de Sofiane était tourneur-fraiseur et je ne comprenais pas bien ce que le mot fraiseur représentait. Il travaillait à l’usine et c’était dur ceci je l’avais compris, à cause de son air las lorsque lui-même en parlait. Tourneur-fraiseur et je ne pouvais m’empêcher d’imaginer, au milieu du bruit des machines, un coin de bois, de ronces où parmi les angles métalliques, poussaient je ne sais quels fruits doux, sucrés, tendres et juteux. Je voyais aussi, lorsqu’il entrait dans les détails plus techniques, parce que je l’interrogeais, les étincelles flamboyantes crachées par la vitesse contenue dans le mot-profession de tourneur. Enfant, ma curiosité, trait général des enfants je crois, se contenait mal, malgré la sévérité de ma mère et son envie, toujours, que nous paraissions bien, c’est-à-dire nous taisions, ne réclamant rien, disant toujours non. Je n’ai guère perdu, sincère curiosité, le goût des questions indiscrètes, prétend-on, profondes selon moi.
Un jour, après une partie de billes disputée où nous ne savions trancher vraiment qui de Sofiane et moi fut le vainqueur, Sofiane joua de sa connaissance de mon secret et menaça de révéler ma terre d’exil à ses parents et aux miens ce que je le suppliai de ne pas faire. Trop paniqué je ne pensai pas à convoquer l’argument moral, m'indignant de sa félonie d'un je te faisais confiance cinglant, comment oses-tu. Je le suppliai donc non parce qu’ainsi, trahi, mes parents m’interdiraient l’accès à ce pays seul précieux mais parce que mes parents, trahissant la vérité - spécialité, nous l'avons déjà constaté, des adultes - abolirait ce pays en lui et, par extension, pour moi. Eglise ne tenant que par et à sa foi.
Loriane
Un matin, novembre c’est Loriane dans la cour de l’école primaire. Elle me parle, je n’entends plus, de si loin, les paroles. Sa voix fait comme une marrée, un bruit de vagues.
A mon poignet flotte ma montre toute neuve, une casio noire à affichage digital. Sa main touche - ne finit pas de toucher - ma main. Se déplace et, sans que je n’ai rien demandé, resserre à mon poignet le bracelet.
Marque d’amour la marque le soir retrouvée sur le bras.
Je me souviens, la vague de chaleur blême qui me parcourt, je me souviens le lieu exact la cour de récréation, les arbres, la saison, la foudre. Pas la première foudre, certes, le plus puissant, vertige. Pour longtemps.
Le premier émoi, plus tôt, c’était vers quatre ans, dans la cour de l’école maternelle, elle s’appelait Sandra. Brune, très jolie, toute petite je dis, écris jolie petite brune, m’étonne de dire, jolie petite brune pour dire le visage imprécis, prisonnier des yeux de la mémoire. Visage oublié et souvenu en même temps.
Longtemps, je portai mal montre pour que Loriane ou, plus tard, toutes les figures aimées, en pensées, en désir, renouent à mon poignet ce premier geste d’amour.
J’ai été amoureux, comme toute l’école, de Loriane pendant des années.
En CE1 un jour que mon institutrice se trouvait malade nous dûmes être dispersés dans les classes d’autres enseignants. Mme Pichly, maîtresse Minotaure, terrorisait tous les enfants moi y compris. Elle portait de grosses boucles d’oreille dorées, des tailleurs aux tons marines et, surtout, était la maîtresse de Loriane ce qui la rachetait d’à peu près tout. Je décidai, au soulagement, de quelques autres, de me porter volontaire pour la classe de Loriane-Pichly. Doux espace.
A l’école, j’adorais jouer avec les filles (je jouais au football à la cité) parce que j’adorais la corde à sauter et l’élastique. Loriane et moi jouions ensemble, souvent jusqu’à ce que…je ne sais quoi de laid, de pleutre en moi, d’un orgueil blessé et blessé jamais d’autre chose que de ma propre couardise. Je ne sais pourquoi, j’ai mimé la détestation à sa plus grande surprise. Longtemps, cette pente si banale, cette pente de gâchis - et de sa propre vie - je la suivis…
Plus tard, des années après, j’écrivais à la fille que j’aimais et que je fuyais
déplaire est mon plaisir
ce n’est pas mon plaisir que tu me déplaises
Longtemps, je mis à la remonter, cette pente.
Loriane et moi furent dans la même classe en CM1. Sur la photo de classe de ce temps-là tous les visages, malgré le temps, demeurent intacts à l’exception du sien qu’immédiatement, j’avais effacé. Je crois en utilisant un peu de salive - baiser malade ? et mon ongle pour gratter. Arrachant, copeaux d’image, l’incarnant sous ma peau, dans mon système, passant dans le sang, mouvant, aujourd’hui encore.
Elle règne, sur la photo, fantôme plus vivant que les visages confus, devenus indistincts de l’enfance.
Eternité curieuse à quoi je l’ai consacrée. Une ombre très pâle, la même qui toujours à mon poignet resserre la montre défaite.
L'amour, la mort, les vagues
Le bonheur, jamais, ne constitua pour moi une recherche centrale, digne d’intérêt ou d’entrain. Le bonheur, pour moi, toujours se montra évident, rayonnant ou obscur, sans devoir résulter d’une lutte, victorieuse ou pas - toujours menacée, d’avec le malheur son heureux rival.
être là
Une sorte de vieille rumeur, colportée de dictons en bouches champêtres, de gratte-ciels en ondes radio, évoque, pour dire la chance et le bonheur, un être là au bon moment qui, pour moi, a valeur de pléonasme ; être là suffit.
Être, pour moi, en mon existence particulière - non généralisable aux forêts vierges ou aux idoles détruites - ne se déroule, ne se vit jamais qu’au bon moment. Chaque geste, donc, porte et étend le bonheur d’être là. Tout le perpétue.
Le bonheur ne m’apparaît jamais comme une chose revêche, dangereuse ou boudeuse. Je le saisis, sans délicatesse ou science particulière. Je garde, en la matière, loin de moi le geste pernicieux de l’archéologue ou celui, plus sordide, de l’amoureux.
Ne connaissé-je pas la détresse ?
Si, plus qu’à mon tour, depuis toujours, sans que les spectres et toute la matière abrasive qui, souvent, en moi, s’élit domicile, n’entament en rien le bonheur, qui, si je dois aller plus loin, se confond avec la joie.
J’appelle, il me semble, au fur et à mesure que je le déroule, bonheur cette sorte d’inépuisable confiance en la vie. Le noyau dur, impénétrable, sans qu’aucun acte positif ne contribua à cette résistance ; ni herses montées, ni alliage de fer, de carbone, d’argile ou de courage.
Aucune aiguille aussi fine ou vicieuse soit-elle n’y peut entrer ou, du moins - surtout, n’y saurait laisser son empreinte.
La douleur ne se confond pas, à mes yeux, avec le malheur. Elle me traverse, la douleur, comme si moi, matière transparente ou souple, semblable à de la gomme à mâcher, ne pouvait connaître la cicatrice qui, du fait de sa permanente redondance (cauchemar, la nuit, ou points de suture le long du majeur), constitue la vraie mesure de la douleur.
La blessure, toujours, apparaît comme un doute, trop brusque, trop intense, trop énorme pour être saisie dans sa vérité. Elle existe moins comme sensation présente que comme souvenir. Nous somme bien davantage certains d'avoir été blessés que d'être blessés ; il faut attendre le spasm post-traumatique, les trois gouttes de sang échappées de la blessure ne valent rien, fausse monnaie de la douleur.
Si je continue de dérouler ce rapport au bonheur et à la douleur ou, plutôt, si j’en remonte le fil en quelque sorte biographique, je tombe, au milieu de la fouille, sur la question de l’origine à laquelle, paradoxalement, je ne porte qu’un intérêt limité et, au pire, purement intellectuel. Je crois, même, que ce point là, ou ce refus d’un endroit matriciel, explique, en partie cet inextinguible du bonheur. Des choses horribles, objectivement, je veux dire selon les critères de l’horreur mesurable, médicale, sociale pourtant survinrent, m’arrivèrent, je puis en faire le récit très tragique or, celui-ci, se trouverait très vide de larmes, de sang ou d’encre. Il imiterait, afin de se conformer, les attitudes, voutées ou tragiques, du malheur prescrit.
Je me remonte, sans cesse, comme un jeu, si j’explore mon passé pour retrouver mon présent c’est, souvent, par un chemin différent qui change, sans le changer vraiment, mon je actuel. Je reviens au moi contemporain par d’éventuels détours, délesté de certaines vérités peu décisives, enrichi d’autres. Mon origine ne connait pas de point de départ, le je se rebrousse instantanément, touche un point déterminé (connu ou non, sur la grande carte de soi-même, toujours des destinations inconnues) et, à ce point parvenu, ce souvenir, je reviens au présent pour me réatteindre (me recommencer?) je randonne en moi-même.
Egouts, voies rapides, chemins vicinaux, cohabitent.
Sur l’origine la relecture de Freud me fascine. Voilà un homme qui convainquît d’autres de ses congénères que sa conception poétique du monde et des êtres humains valait science et vérité. Poésie du je, donc poésie lyrique.
La question du suicide si, régulièrement, depuis aussi longtemps que je crois pouvoir me souvenir, m’habite, elle m’habite sans…maladie, sans contagion, sans prolifération douloureuse. Elle appartient, comme celle de la faim, de l’amour, du travail ou de l’art, à un choix de vie qui à ce titre se discute, trouve, en moi, dans mon interprétation du monde, de solides arguments.
Je compte le suicide au nombre des destins acceptables.
Je n’accorde pas, excepté par goût du spectacle, quelque importance à l’épitaphe et, si par devoir romanesque, je me décidai à en choisir une elle serait : tout va bien, tout ira bien.
Celle-ci, non moins vraie qu’importerait la raison de ma mort. Que cette morte résulte d’un suicide, d’un duel à l’épée émoussée, de m’être hissé, sans me voûter, à l’âge vénérable de 99 ans et, à cet âge, veille de mes cent-ans, anonyme ou non, trébucher, sciemment ou pas, sur une plaque de verglas devenue, même en mai, banales comme, peut-être, seront banals les billets de 500.
Au terme de cette sorte de narration du bonheur, ce jeu, de ce moi remonté, cette illusion de deux pages, ce chemin tortueux d’italiques, de choix arbitraires qui, pour l’heure, constitueront une partie de ma périssable vérité.
Opium - Jeu d'écriture
IZALGI 500 mg/25 mg gélule
poudre d’opium, comme si, timidement, par le détour des ordonnances et des pharmacies ou, plutôt, plus justement ici, des officines oui, pour revenir au langage meurtrier des années 1900, la substance Morphétique pouvait resurgir.
Modeste cet opium, diminué, remboursé, institutionnel si l’on peut dire et, à ce titre, comme toutes les choses administrativement reconnues, amputé. Opium modéré, infans, remodelé, accompagné, gardé ou, plutôt, certainement, oui, surveillé par cette sorte d’aîné sec, sévère, le Paracétamol qui laisse l’esprit en paix, négocie, toujours perdant, piètre diplomate, avec la douleur : aigüe, modérée, intense. Vieillard ou soûlard, tapant le foie, de sa canne molle, hurlant d’une voix aigre.
Et si je déchire par le milieu ce comprimé d’Izalgi quel passé survivant, quel chant quelle, mélodie ?
Les tragiques accents de cette
mystérieuse
plus vaporeuse que la poudre d’opium
la mystérieuse au visage poudre de riz
pour rendre l’atroce douleur muette
la mystérieuse peau blanche blanche blanche blanche
blanche du sommeil irrécusable
la mystérieuse spectre étrange
autour de quoi ni mains
ni poèmes
ne savent plus se nouer
ni rêver
sinon trouvant fantôme
Ni Personne, ni Desnos, ne surent sauver
celles et ceux tombés entre les griffes
de cet amant mortel, faux amoureux
assassin véritable
Rien, ni Nancy Cunard ébouriffée, rien, une poudre blanche, mate, pas le Charleston, pas la loi-même. 500mg de paracétamol, 25 mg d’Opium. Rien.
A toi la maudite.
M., à 19 ans, remportait le prix de Flore pour son premier roman. Quelques milliers d’euros, là-bas, où une bouteille, à chaque visite devait l’attendre. Or, M. ne peut se rendre à sa guise au café de Flore parce que sa mère lui ôta, comme souvent les mauvaises mères à l’amour fétide, une partie de ses forces. Cet amour, sordide, cet amour que cette mère, comme d’autres, croyant bien faire, souhaitant décider pour leurs enfants - conçus comme simples dépendances d’elles-même - cet amour arracha à M. la moitié de sa vie. Dépendances, j’écris et, plutôt, même, oui, remise et débarras où cette femme entreposait (et continue) ses névroses, ses jalousies, ses frustrations.
Dix-neuf ans, un monde à venir qui ne vint pas. Les cerbères se tiennent sur bien des seuils et cette bête là, devant l’avenir de son fils, montait une garde farouche, l’empêcha d’y descendre - ou d’y monter.
Elle engeôla (oui ou, vraiment, cage-ola - ses actes d’amour, de tendresse toujours, en vérité, dissimulent ou affichent le meurtre, le crime, la souillure) ce fils tout en, émue d’elle-même, se flattant d’être une excellente mère.
Elle suicida la moitié de la vie de son fils et l’autre, celle qui reste - immense - tient semble-t-il de justesse. Je crains souvent, comme d’autres, que le funeste projet de cette femme n'aboutisse.
Les pères de l’Eglise, d’Augustin à Tertulien, tenaient la reproduction (et donc les femmes) pour répugnantes à cause de ce que l’engendrement charnel contenait la mort et, donc, dédoublait la chute originelle. C’est d’avoir chuté que nous mourons ; et de mourir que nous chutons à nouveau.
Il fallut dix siècles de théologie pour retourner ce dégoût et valoriser, cette fois, la procréation. Seulement, je me dis à l’instant, cette méfiance, peut être, intuition des sages presqu’antiques, ne visait-elle pas seulement les mères-monstres ?
M. ne manque pas de délicatesse ni, par ailleurs d’excès.
M. et moi divergeons sur le lien même qui l’unit à sa mère. Je crois, moi, qu’elle voulait donner à sa vie (celle de M.) la forme qu’elle envisageait, elle. Surtout, il fallait qu’il obéisse, et quelle pire école que l’internement psychiatrique, la contention, les paralysies chimiques. Tout, dans le parcours médical qu’elle lui infligea raconte cette volonté de dressage, d’asservissement, de soumission. Pourtant, il ne se soumit pas. Il plaignit, se révolta. En vain. La main visqueuse de la mère assistée du bras non moins gluant de la psychiatrie s’étend(ent) à l’infini. Aucune cachette ne dure ni n’est sûre.
Femme duplice ? Elle admet que son fils soit un grand écrivain - et se glorifie elle-même d’avoir engendré cet écrivain. Seulement, manifestement, cela ne suffit pas. Ou, peut-être, ne comprenons-nous rien, nous autres, trop simples, trop d’une pièce. Amour inouï celui de cette femme bourreau-bourrelant. Goût romantique, très dix-neuvième, très déplacé, visant à instituer son enfant aux hauteurs mythiques et le sens du mythe, selon son goût faisandé (à elle), ne se peut atteindre que l'être-écrivain crevé de mille flèches ou, en la circonstance, le cerveau grevé de neuroleptiques ; il faut être martyr, se dit-elle, et, Judas solaire, elle accepte le rôle, la grâce duplice, du bourreau-déifiant. Soit.
Judas, lui, se pendit.
M. à la sortie de son premier livre décida de se consacrer à l’oeuvre dont il se sentait, si on peut dire, le responsable. Sa mère le refusa sèchement. Le rendit fou (la folie résulte de l'assignation, non de mesures objectives), l’interna, le damna publiquement (un procès). Sa mère condamna cette vie sans recours - sinon chimique - possible. Sa mère, que nous appelons ensemble sa « » tant elle se rend, chaque jour, un peu plus indigne de ce mot.
M., lorsque la vie, comme chez chacun, le déborde ne peut trouver nul secours chez V. sa « », là-bas, à Orléans où elle vit - comme dans un échec. Si M. se plaint, il ne reçoit que deux sortes de réponses : je te l’avais bien dit (c’est à dire : tu aurais du te soumettre) ou j’appelle la police (c’est à dire : j’appelle l’HP c’est à dire : tu devras te soumettre et mourir)
Il y a quelques jours, sous des poussées d’angoisse et de peur, Ma. faillit mourir. Il m’écrivit « j’ouvre le gaz » sans que je ne sache s’il ne s’agissait que de la parole excessive de l’écrivain ou, de celle, mesurée, lucide, du désespéré. Il s’agissait de la seconde. Sans nouvelles pendant quatre jours je parvins, à force de recherches, à trouver le numéro de sa « » avec laquelle je pris attache et son attitude me stupéfia. V., tout au long de la conversation, moi qui ne voulais savoir qu’une chose « Comment va M. », me répétait quelle extraordinaire « » elle avait été et tout ce qu'elle sacrifia et son amour immense et incomporable etc. J’attendais qu’elle me dise « M. va bien » non pas (pendant 20 minutes !) l’entendre m’expliquer, ce dont je me contrefoutais, sa perfection (à elle) morale. Il était à croire, l’entendant, qu’elle (ac)cumulait en son coeur, en son âme, en ses mains, toute la bonté de toutes les saintes, réceptacle ultime du bon, du beau.
A-t-on jamais vu sainte ou martyre mener quiconque à l’échafaud ?
Quel amour, oui, condamne ?
Poursuit en justice
Un fils
Interne-tue
Un fils ?
Sa sainteté immense brise la vie de son fils, cette « » lui refusa si fort, si violemment ce qu’il souhaitait être qu’elle le réduisit à la glace, à la cendre, à la fin. Avant ce message, cette ouverture du gaz, M. tenta de fuir sa « » pendant des années, craignant sa « » il évapora les 90 000 euros des gains de son premier roman. Cette dépense, matérielle, typologiquement signifie le reste, annonce l’advenir, cet épuisement des forces, physiques, littéraires. De chambres d’hôtel en chambres d’hôtel, de pays en pays, il échappa à la traque avant, épuisé, vidé, de revenir chercher un toit auprès de sa « », ignorant alors ce que serait ce toit : celui de l’hôpital psychiatrique - lieu de néantisation. Encore.
« » aurait voulu forcer en lui un destin auquel il se soustrayait de toutes ses forces s’en sachant, l’ayant prouvé, doué, lourd, d’un autre.
Par un pouvoir exorbitant elle l’assassina administrativement. S’il ne se destinait à ce qu’elle décidait, il devrait payer cher.
Elle insinua, en lui, le poison et se flatte, chaque jour, elle, de n’être que remèdes, les larmes de sainte, coulant effusion brutale, pour panser l’âme d’un fils bouleversé. Et tous les actes d’amour revendiqués de cette « » blessent. Tueront.
Les paroles de M. me fendent le coeur.
La « » de M. au lieu de lui apporter tout secours, matériel, affectif, moral, au lieu de ces étayages nécessaires, ne fit peser sur lui que la méfiance, le reproche, le soupçon, toute pleine de récriminations contre ses choix de vie. L’Art, souvent, oui, fait de l’homme ou la femme qui s’y adonne, un être tragique. Seulement, cette tragédie, provient de la nature de l’Art. Pas de la corruption des parents. Pour M. il en alla autrement. La littérature lui était douce et les parents atroces.
Lui interdisant cette route c’est sa vie toute entière, sa vie à lui, qui ne tînt qu’à un fil ces derniers jours, dont elle le dépossédait. Comment, par incompréhension et, si j’ose dire, par incompétence maternelle, de tels drames peuvent surgir et pourquoi, même, ces drames, ces tragédies de funeste envergure ne cessent de surgir, atroces ?
J’aimerais que ces choses se sachent, plus largement. Une semaine durant, à cause de l’amour malsain, défaillant, de sa « » je croyais perdre mon ami.
M., pour toujours, portera la marque de cette cruauté de celle qui dit, sûre d’elle-même et de son bon droit, « je suis une excellente mère, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui ». Quand, essentiellement, elle employa ses forces à la destruction de celles de M.
Sa « » jamais ne comprît ce que l’art signifiait et, parce qu’elle ne le comprenait pas, voulut l’assassiner dans le coeur de son fils or, ignorant tout de l’Art, ne s’apercevait pas que toucher à la création c’était toucher à la substance même de son enfant. Au téléphone je disais à V., la « » de laisser son fils en paix, de l’accepter tout entier, qu’importe le coût de ses choix. L’amour d’une mère, d’une vraie mère, l’amour de ma mère, moi, me porte, me protège et défend, mordicus, chaque aspect de moi-même, et c'est ainsi, je crois, que l'on apprend, soi-même, à aimer.
Alors, le désespoir, jamais moi, ne peut m’être mortel, il existe pour moi un sanctuaire qui n’est pas la froide province et les portes épaisses des hôpitaux psychiatriques. Si j’ai un asile, il s’appelle Maman qui jamais ne se muera en « »-PSYCHATRIE.
M. a écrit un magnifique livre, l’Architecture, publié chez Fayard. Il faut, malgré la difficulté abrasive de ses lignes, le lire.
Les derniers échanges, avec M., me fendent le coeur.
Courage, très cher ami.
Twitter 12 mai 2021
Chiara est #juive ce qui provoque parfois des tensions avec ses camarades de classe.
Tensions sans importance, de mauvaises blagues d’adolescents qui jouent avec les limites. Il arrive que Chiara s’énerve c’est antisémite et Rayan, mort de rire, répond
tu vas appeler la #LICRA ?
Les paroles, parfois, cependant excèdent le permis, Chiara sent bien qu’un vieux fond #antisémite baigne toutes ces « blagues ».
Chaque fois que le conflit #israélo-palestinien se trouve une actualité, ce bain rance engloutit.
Chiara, parce que la situation s’apaisait ces dernières années, n’y pensait plus. Elle ne remarquait même pas que les blagues antisémites, pour peu qu’elles demeurassent, se prononçaient avec moins de conviction. Ca passait.
Chiara, ne dort pas cette nuit, la #guerre entre le #Hamas et #Tsahal la terrifie, lui donne de l’insomnie.
Elle écrit à Anissa vers 2h du matin
Chiara : putain ça va être horrible demain
Anissa : je sais mon père casse les couilles
Chiara : les ovaires
Anissa : casse pas les couilles toi
Chiara : Rayan va être trop relou
Anissa : mon père là #yahoudi, #yahoudi #yahoudi
Chiara : mes darons…ils ont rien dit à table.
Les parents de Chiara, juifs, intellos, de gauche, qui ont transmis à Chiara une solide culture littéraire et intellectuelle, l’encouragent dans toutes ses prises de position politique, admirent son courage et la remercient de prendre, presqu’en leur nom, la défense des plus faibles. Sarah, sa mère, se sent fière de sa fille quand à Kippour, en 2019, en famille, elle défendit le #voile auprès d’une assemblée plus que réfractaire.
Les parents de Chiara ne comprennent pas tout des engagements de leur fille et acceptent, eux, d’être un peu dépassés ma chérie par tous ces trucs cisgenre et compagnie…on te fait confiance…
Les parents de Chiara ne dorment pas non plus. Ils regardent cette chaîne d’info en continu qu’ils détestent tant #i24News sorte de #BFM israélien, au goût prononcé pour le scandale. #I24 diffuse aussi en français et, cette nuit, Sarah et son époux ne se sentent pas capables de penser en hébreu.
Ils voient à la télé les #explosions
ces morts pour rien
Comment va David à #Tel-Aviv ?
Julien vient de m’écrire…il est dans l’herbe avec un chauffeur de taxi
Y a 130 #sirènes qui sonnent
C’est la #guerre
#IsraelUnderAttack
#GazaUnderAttack
#Lod
Quelle horreur, quelle horreur…
Salauds #Netanhyaou
Salauds #Hamas
#Milice.
Ils auront le temps d’atteindre l’#abri ?
90 secondes il a dit David pour y aller
Seulement ?
#Missiles, #Roquettes, #F35, #F16, #Qassam
#DômeDeFer
Des larmes, partout, des larmes.
Le droit d’Israël à exister
Le droit de la Palestine à exister
Jérusalem
3 fois sainte
Ils savent que les prochains jours seront difficiles ici, qu’on leur demandera de prendre position, les juifs, les arabes, tout le monde attendra d’eux une prise de position sans nuance.
A #gauche on les considérera comme des meurtriers s’ils ne condamnent pas #Israel en les termes les plus dur ; les #juifs les traiteront comme pire que des traitres s’ils ne souhaitent pas l’abolition des palestiniens.
La mère d’Anissa, pleure, devant les images d’enfants morts que lui montre son mari sur l’ordinateur. Il veut les montrer à Anissa, papa je veux pas voir ça !
Aziz : Ah tu veux pas voir, tu veux pas voir…#harki !
Anissa : Tu me parles pas comme ça !!!
Zohra pleure encore plus : hlass, hlass, hlass
Anissa au père : Tu casses ton ramadan hein
Aziz : qu’ils aillent se faire enculer les #juifs
Anissa, entre ses dents, : alcoolo de merde.
Aziz : regarde, regarde, il tend son smartphone cette fois.
Anissa voit, dans des langes enveloppés, 7 #enfants immobiles, Anissa voit 3 femmes, à genoux dans la poussière, un grand voile blanc leur couvre la tête. Elle devine leurs larmes, elle fait face aux images du désespoir, de l’injustice. Son coeur se serre et une bouffée de haine monte en elle qu’elle réprime de justesse. Elle se souvient, cette photo, l’avoir vue ailleurs.
Papa…c’est une photo de #Daesh ça
Aziz : harki, harki
se tourne vers la mère
Aziz : t’as vu ta fille, lahchouma,
Anissa, entre ses dents, : c’est toi la honte de la famille.
Max ne dort pas de la nuit, trop excité par la guerre, il jubile devant les explosions il tape sur son clavier
t’as vu la précision de Tsahal ?
Wah les roquettes, pouh pouh pouh
Twitter 10 mai 2021
Twitter 7 mai
La mère d’Anissa fait #ramadan et sa pratique ne déborde pas, elle ne s’en vante pas, la garde pour elle. Scrupuleusement, elle prie cinq fois par jour, lit le Coran, prépare pour #ZakatAlFitr les denrées alimentaires et un peu d’argent à donner, le jour de #l’Aïd aux nécessiteux. Zora, la mère d’Anissa, n’aime pas #Israël sans que, à l’inverse du père à moitié-alcoolique à moitié complotiste, elle n’imagine #Israël responsable de tout le malheur humain.
Anissa déteste Aziz, son père, elle réduit au maximum ses interactions avec lui. Aziz adore ses enfants, tous ses enfants. Sale égoïste, lui avait envoyé à la figure Amine l'aîné (27 ans aujourd’hui) avant de partir pour toujours, gardant contact avec le reste de la fratrie, surtout Anissa sa benjamine qu’il adore. Il a ouvert en Chine, à Pékin, une boulangerie française au succès fulgurant, là-bas, comme par ironie je suis un vrai français dit-il.
Twitter 1-3 mai 2021
Week-end 1-3 mai
2.
Lana est rassurée, les copines vont bien, en voyant les images de la #manif et la surexcitation de Max devant les gauchos qui tapent sur les #gauchos elle a craint que les trois filles, surtout Chiara qui est tête brulée, ne finissent avec un oeil en moins.
Sylvie, la mère de Lana, demande à Max de mettre la table il dit lana, tu mets la table
Lana, avant de s’énerver, se souvient du message d’Ophélie il y a quelques jours il fait pas une dépression max ? une sorte de culpabilité sistoriale, une vague nostalgie enfantine remonte, et elle obéït. Max, ne s’y attendait pas. Il hésite entre la remercier et lui adresser un sourire goguenard. Il opte pour le sourire goguenard, merci la féministe.
Lana, soupire, lasse, elle féministe ? quand elle compara à Chiara ou même à Lou…non vraiment pas. Seulement elle relève
c’est pas une insulte féministe hein
Marc, Le père de Max pas de politique à table
Max : papa t’as vu le tweet de #JeanMessiah ? Enorme, il montre le tweet sur son tel
Marc, amusé, voyant Lana qui le fusille du regard : Pas de politique Max
Leur complicité évidente n’a échappé à aucune des deux femmes.
Le repas finit, Lana demande à son père de débarrasser la table ce qui le désarçonne et, mécaniquement, comme guidé par son étonnement, le fait. Ca amuse tout le monde. Sylvie le remercie et, Marc se trouve d’une grande générosité d’avoir ainsi aidé son épouse.
Dimanche :
OUI #SAKEN Lana entend ces cris provenir de la chambre de Max depuis une heure. Il sort dans le couloir son t-shirt #KCORP. Lana sort pour lui demander de se taire…tu pourrais au moins mettre un pantalon. Il crie #SAKEEEEEEEN le #midlaner en claquant la porte de sa chambre. Lana va voir sa mère, vous pouvez pas faire quelque chose ? Son père répond on te laisse faire quand t’écoutes tes…coréens… Lana mais il me laisse pas faire du tout il cogne contre les murs…Il la reprend Oh Lana, t’es vraiment pénible, il a raison ton frère. Lana maman ? Un geste de la main, de la mère, un geste, ce geste que Lana mémorise pour ne jamais le reproduire, avec personne. Ce geste de renoncement, de résignation, ce geste de soumission. Lana retourne dans sa chambre, claque la porte. Son père crie Lana.
(on ne peut pas mettre d’émojis sur le forum il y en aurait dans la conv)
Elle écrit à Rayan
Lana : J’en peux plus de Max
Rayan : Il veux pas t’écoute #BTS ?
Lana : Il crie « midlaner » depuis une heure
Rayan : Dinguerie !
Lana : Ouais…
Rayan : Toi aussi tu mate #LOL ?
Lana : ???
Rayan : les #EUM ?
Lana : et vous soulez.
Rayan : ???
Lana : Fatigue.
Rayan regrette d'avoir été aussi con, écrit-il à Anissa, sans bien saisir pourquoi il lui écrit à elle. Cette-fois, contrairement à l'autre, en classe, elle ne se vexe pas. A quoi ça tient ? Elle se sent complice de cette intrigue amoureuse et ça lui va bien.
Lana entend son frère à côté, qui semble parler à des gens sur #discord. Elle l’entend #300k, elle entend #OTP, il parle fort, il prend un malin plaisir, elle le sent, à parler bien plus fort que nécessaire, à prendre le plus de place possible, cette place qui, dans le monde, ne cesse de rétrécir pour lui.
Max, s’il te plaît, t’es ridicule. Il ne l’entend pas. Il a son casque sur les oreilles, son t-shirt sur le dos, sa chambre est sombre et sale. Il a installé de travers des LED violettes. L’ordinateur fait beaucoup de bruit, l’unité centrale transparente projette sur le plafond une rosace de couleur. Elle regarde le spectacle, elle ne sait pas combien de temps. Elle détaille cette chambre qui n’a pas changé depuis tant d’années. Comme son frère. Les mêmes choses, les mêmes objets un peu plus obsolètes, comme son frère.
Elle se souvient de sa chaise #DxRacer neuve, il y a deux ans. Elle l’a aidé à le porter depuis le relais colis, ça pèse 30 kilos cette merde ! Elle le revoit monter l’objet et son air accompli quand il s’est assis depuis la première fois, comme l’aboutissement de quelque chose. La chaise, aujourd’hui, grince et le cuir synthétique, au dos, montre des signes d’usure.
Elle écrit à Ophélie pourquoi t’as dit qu’il était dépressif Max ?
Ophélie n’a pas dormi depuis deux nuits.
Twitter 1er mai - 3 mai 2021
Week-End
1er-3 mai
(Première partie)
Les cinq filles ont toutes dormi dans la chambre d’Ophélie, à cause du #couvre-feu qui empêche la circulation entre 19h et 6h mais aussi parce qu’elles aiment la chaleur tendre de cette promiscuité. Le matin, à 9h le réveil de Chiara sonne
Chiara : #Manif !
(silence)
Chiara entonne l’Internationale : C’est la lut-te fin-ale
Lana émerge, difficilement
Lana : Putain !
Chiara : Tu préférerais que je chante #BTS ?
Lana : J’ai trop mal dormi à cause d’Ophélie
Lana à Ophélie : T’avais tes règles ?
Chiara à Ophélie : Tu t’es levée cent sept fois pour aller aux chiottes
Anissa dans un bâillement : J’ai rien entendu moi
Lana, toujours dans le lit, : Ouais toi un teh tu dors tout le week-end.
Ophélie : Euh…
Lana, toujours au lit, filme les filles
Ophélie : arrête !
Lana : C’est pour Insta
Chiara : T’as fait mille stories toute la soirée…
Lana, toujours sur son téléphone : Oh #1stTasteOfButter
Ophélie : Je suis trop moche sans maquillage !!
Chiara à Lana : Ca veut dire quoi même ?
Lana : Les retours sur l’album !!!
Anissa à Lou : Tellement relou
Lou n’ose pas répondre, elle baisse la tête puis à Chiara : Tu vas à la manif du #1er mai ?
Chiara : GRAVE
Lana chantonne : Like an echo in the forest 하루가 돌아오겠지 아무 일도 없단 듯이
Anissa à Lana : Même tu racontes quoi dès le matin
Chiara à très haute voix : qui vient à la #Manif ?
Anissa : archi-mort
Lana : la même
Ophélie : Je suis fatiguée
Lana regarde Ophélie avec un air d’une compassion exagérée
Ophélie : Mais arrête !! J’ai pas mes règles
Chiara : Y a rien de honteux
Ophélie : Mais !!
Chiara à Lana : Par contre t’avais dit que tu venais hein
Anissa à Lou : T’es sûre tu veux y aller ?
Lou : Oui
Anissa : Te force pas hein
Lou : Non j’ai envie
puis d’une petite voix à Anissa
Lou : T’es sûre que tu veux pas venir ?
Anissa : Bon, bon
Chiara : Allez !
se remet à chanter
Anissa : Tu casses la tête. Vas-y ok, je viens.
(pause)
Anissa : Je sais pas si je resterai par contre
Lana, sur son téléphone depuis un moment, ne dis rien
Chiara regarde discrètement : Oh, y a Rayan qui a réagi à la story !
Lana : Vas-y arrête
Anissa : Il est vif.
Chiara participe aussi souvent qu’elle le peut aux #manifs depuis deux ans environ. Elle se méfie comme de la peste des #syndicats, surtout ceux étudiants, elle les trouve bruyants, très masculins et surtout très idiots. Son grand-père, un ancien cheminot, adhérent de toujours au #PCF assommait la famille de discours sur la lutte des classes et l’énième congrès du parti.
De ce discours Chiara ne percevait qu’un vague brouhaha où les mots abscons et clairs flottaient les uns à côtés des autres, elle entendait capitalistes, valeurs d’usage, dictature du prolétariat, Mitterrand…
Les discours de papy, comme le communisme façon #PCF, s’enlisaient, n’engendraient rien, sentaient le camphre et le passé gênant.
Les « hommes de la famille » (c’est à dire le père et le grand-frère de Chiara), comme Papy les appelait, accueillaient avec une froideur polie les longues plaintes mélancoliques de Papy.
Lycéen, le grand frère de Chiara lycée défendait de molles idées de gauche et, désormais, achevant son Master 2 de Finance, défendait mollement l’écologie en lui ajoutant, aussitôt, l’épithète qui l’annulait non punitive.
L'Internationale, Sera le genre humain chantait souvent papy et ce chant d’amour pour le genre humain n’atteignait jamais Chiara et, pour cause, comme elle s’en rendit compte plus tard : il ne la concernait pas, le communisme de papa excluait ou, du moins, reléguait les femmes.
Papy ne se privait ni de blagues grivoises au grand désespoir de Manin, sa fille et la mère de Chiara, ni de blagues plus franchement sexistes. Vraiment un truc de bonnes femmes soupirait-il lorsque sa fille ou sa femme le contredisait.
Il a fallu que Chiara se retrouve par hasard, le 23 novembre 2019, à la marche #Noustoutes pour s’emparer de la politique.
Elle passait #PlaceDeLaRépublique parce qu’elle devait déposer chez un réparateur l’ordinateur portable de son père et c’est alors qu’elle vit l’immense cortège, essentiellement féminin, criant et chantant et, sans s’en rendre compte vraiment, comme par un appel venu d’une profondeur muette ou, plus certainement, d’une frustration longtemps tue, les rejoignit. Elle fondait, en quelque sorte, sa colère dans cette colère géante, répétée 49 000 fois, de République jusqu’à #Nation, à Saint-Etienne, Nantes ou Bordeaux.
L’élan passé elle prit peur au milieu de cette foule, cernée par des #CRS en armes, au regard de haine, une haine qui s’hérite et se transmet de générations en générations de #CRS, le matériel s’adapte, la haine, elle, jamais démodée, toujours intacte, se transmet telle quelle.
Un groupe de filles, à chapeau pointu, la voyant paniquée, s’approchèrent d’elle pour la rassurer. Dans son désarroi cette situation parut si irréelle à Chiara qu’elle crut - la panique peut métamorphoser la réalité jusqu’à l’absurde en tentant de lui restituer sa cohérence - se trouver un 31 octobre au milieu des bouteilles de bière décorées en citrouilles, des sorcières et des zombies.
Anna, 23 ans, voyant Chiara encore plus paniquée, lui dit en riant
T’inquiètes ! On est pas des vraies sorcières
Ce qui mécontenta beaucoup une autre sorcière qui, elle, pour sûr, affirmait-elle, était une vraie sorcière.
Chiara eut beaucoup de mal à défaire l’écheveau complexe et contradictoire de ces sorcières. Elle ne saisissait pas bien, à les entendre discuter, s’il s’agissait pour ces femmes là de se trouver une lointaine généalogie de martyres ou se croire, réellement, dotées de pouvoirs surnaturels capable de tordre le monde. Chiara croit que la révolution peut tordre le monde.
Arrivée à la fin de la manif’, avant la charge des #CRS, elle prit le numéro d’Anna qui depuis l’oriente dans son parcours militant et intellectuel.
Elle lui conseilla quelques lectures et notamment le Sorcières: La puissance invaincue des femmes de Mona Chollet qui, après la manif, fut son deuxième choc militant. Elle lui conseilla aussi différents sites et différents comptes twitter à suivre notamment celui de Valerie Rey-Robert @valerieCG et son livre, qui lui fendit le coeur, une culture du viol à la française à cause de l’écho qu’il y trouva avec sa propre vie. Ces livres, les discussions avec Anna et d’autres femmes qu’elle croisant durant ces deux années, lui permirent de réécrire sa jeune vie. Anna lui expliquait que le féminisme était autant appropriation de son histoire que de l’Histoire. Qu’il s’agissait bien davantage de « s’écrire » que de se « réécrire ». Son dégoût envers les hommes augmenta sans cesse et celui-ci se justifia, souvent. Le malaise qu’elle ressentit devant Melvin lorsqu’il les aborda, Ophélie et elle, se trouva validé rapidement, lorsqu’il lui proposa le shoot sexy. Elle ignorait cependant que Melvin continuait à parler à Ophélie malgré sa mise en garde. Chiara, s’était montrée trop brutale, incapable d’adapter son discours à la situation concrète, à la personnalité réelle d’Ophélie. Ophélie, alors, lui cache sa relation et se trouve, esseulée, abandonnée aux griffes de ce garçon.
Anna est d’extrême gauche, trotskiste (papi déteste les trotskistes autant que les #CRS) et aujourd’hui, pour le #1ermai, Chiara doit la rejoindre avec Lou et Anissa. Lou, sans en avoir parlé avec quiconque de son entourage, a suivi une trajectoire parallèle, quoi qu’exclusivement numérique, à celle de Chiara. Elle n’eût pas, avant aujourd’hui, le courage de se rendre en #manif mais elle lisait avec avidité tout ce qui lui tombait dans les mains au sujet du féminisme y compris les livres théoriques. Si pour Chiara le premier choc fut celui de la #manif #NousToutes, pour Lou ce fut la rencontre avec Le Deuxième Sexe de Beauvoir. Là où Chiara connut la colère Lou connut l’abattement. Ce livre, au lieu de lui donner de l’entrain, l’écrasait complètement, il la mit face à la nécessité d’une action dont elle se sentait absolument incapable. Au-delà de sa condition de femme, c’est sa condition de Lou, discrète, peureuse, timide qui se réveillait là dans toute sa honte. Elle sentit deux fois palpable sa condition subalterne, portion congrue comme l’écrivait Beauvoir et, à cause de sa timidité, portion congrue de la portion congrue, soit moins que rien.
Pour se sauver de ce naufrage, elle eut recours, de façon plus frénétique encore à l’écriture là où lui était permis assez de puissance pour vivre.
Anissa, elle, traînait des pieds pendant la manif, elle ne s’intéresse pas vraiment à la politique, elle fuit tous les discours qui y ont trait et s’énerve quand Chiara parle du voile, défend le voile sans qu’elle ne sache précisément ce qui l’énerve là-dedans. La mère d’Anissa porte le voile et Anissa déteste les racistes comme #JeanMessiah qui la considèrent comme inférieure pour ce motif…seulement quand Chiara défend sa mère, ça la hérisse encore plus que quand #JeanMessiah parle.
Lou avait déjà vu sur Twitter ces cohortes de CRS, armés, bouclier à la main, elle ne s’imaginait pas un tel écart en les affrontant en vrai. Menace concrète qui paraît bien plus parée à l’assaut qu’à la protection.
Anissa veut aller en tête de cortège, Chiara l’arrête c’est pas du tourisme hein Anissa, vexée, boude, Lou demande devant y a les #blackblocs ? Chiara oui, et ça craint, ça se tape de fou, j'ai pas envie de me faire fracasser le crâne. Chiara écrit un message à Anna, je suis avec des copines, c’est leur première manif, on peut vous rejoindre quand ça arrive à #Nation ?
Les filles entendent des cris, des heurts, des jets de projectile en tous sens et le cri #collabos sort de la foule. Le nuage jaunâtre des gazeuses s’élève Chiara dit putain les SS chargent. D’autres manifestants, qui fuient le conflit, l’entendent et lui disent non c’est le #SO de la #CGT et les #blackblocs qui se tapent dessus.
Les trois filles n’y comprennent rien. Chiara dit mais non ça doit être les fachos…Le type très sûr de lui, non, non les #blackblocs ils ont tabassé la #CGTRATP et même les sans-papiers. Un type, retraité, sticker de la #CGT sur le blouson Quelle honte.
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