I - MDPH - Maison Des Phous
Lorsque le papier lui arriva par la poste il ressentit un grand soulagement. L'angoisse, qu'elle que soit la réponse, cesserait. Il avait sollicité la MDPH pour obtenir une évaluation de son état psychique et, si celui-ci entraînait une « restriction durable à l'emploi », l'obtention de l'allocation adulte handicapé d'un montant de 900 euros, augmentée, à Paris, de 180 euros versés par le CSVAP. Ce qui lui permettrait de quitter la précarité terrible où il s'enfonçait depuis quelques années, devant vivre de rapines dans le supermarché du boulevard de Rochechouart, du RSA et de quelques combines maladroites et inquiétantes. Il n'avait pas le goût de la frugalité mais s'en accommodait sans difficulté. Il ne fumait pas mais tenait dans le revers de son manteau un paquet de sobrani, cigarettes multicolores au bout doré. Prodigalité, malgré la pauvreté.
La réponse, positive, le rassura. On lui ouvrait des droits jusqu'à 20 mars 2023. Trois ans. Il avait le temps, un peu d'argent, l'aspect matériel de l'existence moins angoissant. Il maintiendra une certaine quantité d'illégalisme dans son quotidien. Pourquoi s'en navrer ?
Il s'agit, au fond, de s'aménager des interstices de liberté face à un ordre économique scélérat.
Difficile à croire, ceci, que certains, par quelle étrange intériorisation du droit (et son assimilation avec le bien ; ou la crainte fictive de la matraque) se refusent à seulement imaginer le vol. Les plus riches, souvent, par l'ingénierie et la dissimulation, manquent à leurs obligations fiscales. Des juristes, des financiers, suisses ou même pas énoncent une poésie de la triche où le trust, sa plus parfaite expression, batifole dans les eaux chaudes et généreuses des pays poivrés.
Du côté des employés, des cadres moyens, de ce qui reste du monde ouvrier et paysan. Au niveau de ces tranches fiscales on ne triche pas ou peu. Et ces rares moments quels vertiges n'offrent-ils pas, vertige du parieur victorieux et culpabilité, aussi, de l'assassin débutant.
Ne pas faire de vagues. Avoir honte. Leçon bien apprise.
Face à la procédure de surendettement qui les vise, les parents de Pierre refusent de mettre en oeuvre l'intégralité des moyens juridiques à leur disposition. Honteux, ils préfèrent se taire, ne rien demander. Ils craignent que, plus largement connue, leur situation les humilie et les offense encore davantage. Ils redoutent les regards dans le village, ils redoutent l'officialisation administrative de la déroute financière dont ils s'estiment coupables.
Le père de Pierre s'est cassé la santé sur les chantiers. A la limite de l'accident de travail en permanence ; ne sollicitant jamais d'arrêt auprès du médecin, sûr que le travail paierait, sûr à cause de l'abnégation qu'intègre bien les pauvres.
Pourtant, malgré son dos cassé, ses efforts à crever, il n'a rien. Il appartient à ceux-là dont on dit qu'ils ne sont rien.
De la dépouille de la sécurité sociale - de ce qu'on a pas encore dépecé - il obtient quelques infiltrations pour l'aider quand la douleur le cloue sur place. Comme ce jour où, seul à la maison, voulant se déplacer vers sa voiture, la douleur le foudroya. Son téléphone...trop loin pour appeler au secours. Il dût attendre deux heures que la douleur se tasse pour se déplacer, en rampant, appeler le 15. Voilà ce qu'il a gagné.
Le misérabilisme ce serait de dire : ce sont de belles mains, des mains de travailleur, des mains de vivant. Mains abîmées, blessées. Mains exploitées et saignées. Et pour retraite le minimum vieillesse 10 838,40 € par an. Des dettes partout, des dettes de toutes les sortes, un écran 4K dans le salon qui trône ici comme une honte.
Lorsque je bossais chez UBS Cyril, le compagnon - saloperie - de Margot gagnait des fortunes. Plusieurs millions d'euros par an. Au moment de leur séparation Margot voulait une part du butin. J'entendais depuis notre bureau commun les manigances mises en oeuvre pour obtenir, sans fiscalité, le fric qui lui paraissait dû. Cyril, disposait d'avoir dans des coffres échappant à la vigiliance et aux inquiétudes de la DGFIP. Aussi, peu crédible que ce puisse paraître il faisait transiter des valises de billets par la frontière Suisse. Margot, cherchait un arrangement pour qu'on lui remette ces sommes à Guernesey. UBS se comportait comme un mauvais film.
Margot devait rencontrer Cyril dans les locaux d'UBS. Celui-ci arrivé, les hôtesses appelèrent Margot pour lui signaler l'arrivée de Cyril. L'hôtesse demande : que lui sert-on. Margot de répondre : du cyanure.
J'aimais beaucoup Margot. Pour cette phrase, là, à ce moment précis. A quoi ça tient...
II - Arbeit
Il devait chercher un emploi, on l’incitait à chercher un emploi. Il fallait.
La médecin, la psychiatre s’il faut le dire avec précision et dégoût, ne pensait qu’à son insertion professionnelle. Il allait toujours assez bien, son état suffisait toujours pour sortir du protocole de soin et des aides sociales afférentes. L’emploi, contre-point matériel à la chimie bizarre du traitement. Touche finale de l’hygiène mentale. Cerveau lavé, poncé, rétabli ; sorte de taxi propre, révisé, qui désormais doit faire tourner à l'infini son compteur.
Il pensait à ingérer toute une boîte de Xanax.
« Insertion professionnelle » ce syntagme répété à l’infini comme seule issue possible et durable à la démence progressive. Insertion professionnelle, répétée avec toutes les inflexions possibles de la voix. Autoritaire, douce, encourageante. On ne savait pas à la voix tant de registre. Voix. Mais. Insertion professionnelle. Par une sorte d’acte manqué institutionnel, la structure vers laquelle on le dirigeait s’appelait SPASM. Il ne concevait pas le travail autrement.

« Insertion professionnelle ». Il se plaignait auprès des autres thérapeutes de l’insistance de la psychiatre. La stupeur et la détresse le privait de toute initiative, de toute ébauche de volonté et la psychiatre et à travers elle la grande machine administrative; répétait pourtant, trouve un travail, un travail, un travail et le mot, l'objet, le mot écrit, travail le mot prononcé travail lui provoquait désormais de violentes attaques de panique, se supperposait en tout, se déchiffrait partout.
Un mot répété en boucle se transforme rapidement en une indéchiffrable vibration de l'air.
Nous avons tous fait l’expérience de cette dissolution du sens à force de redites. Il en allait autrement pour le mot travail dans le bureau de la psychiatre. Prononcé à l'infini, sa signification enflait et envenimait et si l'air vibrait au contact de ce mot, travail, le mot travail digérait tout l'oxygène de cette vibration.
Alors le mot, le mot travail qui ne référait plus à rien se suffisait à lui-même, devenait sa propre fin. Ce mot concourait désormais au mal, s'insinuait traumatisme et nausée.
Comme si le travail, le travail salarié constituait l’objectif unique de tout individu civilisé. Comme si, déjà, le travail s’assimilait au travail salarié qu’il n’en existait d’aucune autre sorte. Qu'ainsi, l'artiste des rues ne travaillerait pas, sauf s'il devient Jean Genet, qu'ainsi le bénévole qui sauve de la faim et du froid pourtant, ne travaille pas, qu'ainsi la mère élevant ses cinq enfants ne travaille pas et que cette liste s'étendrait à l'infini.
Cette idée de travail, conditionne, un certain mode de vie. Le suppose et le produit. Cette idée du travail...
Comme si entre la dépendance économique aux minimaux sociaux et le CDI ne figurait aucune variété d’occupation : comme si entre la solidarité nationale et le travail n’existait rien.
De l'art on pouvait parler comme d'une blague ou d'une fiction. Les artistes, pour la psychiatre, devaient appartenir au régime des hallucinations collectives, de l'expression fantasmatique du refoulement.
Une de ses amies, instable psychiquement, à laquelle n’était officiellement attribuée aucune pathologie mentale avait reçu :

Obsession. Partout. Les mêmes prétextes pour encourager au travail, sans prise de distance. L'environnement humain d'un hypermarché E.Leclerc où les pauses, mesurées à la seconde près, font les caissières se pisser dessus.
Là où ça sent l'urine ça sent l’esclave.
***
En quittant l’hôpital de jour, il passe à la bibliothèque municipale. Se dirige vers le rayon poésie. Rangée de crève-la-dalle, de délaissés, de paranoïaques pourtant ici, ordonnés, cornés, tachés à force d’emprunts. (photo avec attila jozef, dans son ventre, là, représenté affamé, se verse tant et tant de mépris ; jusqu’à plus soif.
S’il avait fallu croire dès ce temps là les psychiatres, les normalisateurs&négateurs nous aurions peut-être des voitures volantes peut-être une colonie sur Mars mais pour l’âme humaine, la poésie ou la musique seulement les affichages publicitaires. Peut-être n’en serions nous pas désolés, peut-être même l’art et les artistes sont-ils un poison dispensable. Une sorte de trait d’union toxique entre l’animal et le surêtre.
***
Il faudrait se résoudre à cette croyance absurde ? Se résoudre, jusqu’à sa propre négation, que la détresse pourrait se dissoudre dans le contrat de travail ? Que le salaire viré le 27 du mois sauverait de la détresse ? Que le CDI protégerait des démences, que désormais aucune corde ne saura s’enrouler autour du cou ; qu’aucune lame ne pourra plus trouver la veine ; qu’aucune surabondance de benzos ne sera plus mortelle ?
Ce qu’on lui promettait c’était la mort à pas lents. L’ennui fonctionnel, le pourrissement attendri. Il ne s’agit pas, dans son cas, de moraliser le travail, d’avoir sur le boulot un avis général et péjoratif. Il admettait trouver un charme certain aux slogans de 68 "ne travaillez jamais". Son refus, pourtant, était sans lien avec une position politique - sauf à faire de son suicide une question politique.
On l’enjoignait à trouver un emploi et sur lui pesait la certitude de la mort à venir.
Antoine, lorsqu’on lui disait que tout travail était affreux, répondait que, tous les mois, la somme sur son compte lui disait le contraire. Peut-être c’est vrai. Peut-être le bonheur commence le 27 du mois. Que le docteur ne veut que mon bien.
Toutes les démences ne méritent pas l’internement psychiatrique. Il existe des structures ambulatoires appelées « hôpital de jour ». Les patients, après un entretien avec un médecin, peuvent y entrer ou s’y inscrire. On leur propose des activités culturelles ou ludiques. Des repas collectifs. Une sortie au cinéma, la visite de musées, des jeux de société…une sorte de centre aéré des malades modérés. Certains patients alternent leur présence entre l’hôpital de jour et l’hôpital psychiatrique en dur. Celui de l’enfermement, de la surveillance, de la privation de liberté, de l’absence totale de moyens et des violences plus ou moins grandes plus ou moins constatées.
Bertrand, le visage long, les lunettes sur le nez, deux mètres, cent kilos collectionne les étiquettes des bouteilles de coca-cola.
Je lui demande s’il continue sa collection il me répond oui il me dit aussi qu’il les a jetées à la poubelle.
La collection ne consiste pas, pour lui, à constituer un stock. Il n’entasse pas. Tout tient dans le geste de réunir et non dans celui de conserver.
Il vit dans un foyer dédié aux personnes mentalement déficientes. Des éducateurs, formés à la gestion des adultes, organisent la vie du foyer. Un jour Bertrand m’annonça tristement "l'éducateur a pas voulu me donner l'étiquette pour ma collection"
Je ne comprends pas ces cruautés gratuites.
De l'hôpital de jour la tranquille tiédeur menace.
"Au dessus des citoyens s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leurs jouissances et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux” (mettre ça sur une photo de tocqueville mélangée à macron ou qqun comme ça de plus durable)
Mais un danger pire, plus insidieux, d’une autre sorte en vérité : se confondre avec la maladie. Devenir, ce que j’appelle contagieux à soi-même faire se multiplier le mot de la maladie à l’intérieur de soi, se laisser envahir par elle et se présenter, désormais, avec elle. Comme un titre nous précédant et nous annonçant. Comme Docteur mais en fou. Le faire inscrire sur sa boite aux lettres.
Contamination accrue par cet environnement consacré exclusivement aux soins psychiatriques. Où l’on vous simplifie à l’extrême où vous voilà classé, rangé irrémédiablement du côté de la folie...sauf en cas d’emploi salarié.
- Je crois que c’est prématuré…parler d’emploi quand parfois j’ai envie de crever, quand mon humeur instable me donne des nausées…ou bien une énergie à renverser le monde
- Mais sans projet vous êtes dominé par vos variations d’humeur. S’inscrire dans le temps long…ça permet de plus être conditionné par ça. Ca fait deux ans et de ce côté là on voit aucun progrès.
- y a pas eu six mois de continuité dans ma vie depuis dix ans. L’absence de progrès…oui dans mon humeur pas dans mes projets
- le travail pourrait vous l’amener. Le travail c’est la continuité. Une responsabilité envers les autres. L’insertion.
- Oui mais ça c’est un discours que j’ai surentendu. J’ai déjà bossé et on m’expliquait que la dépression serait atténuée par le boulot, la répétition, l’ordinaire. Et moi je me suis barré après 17 mois. Sans prévenir personne.
- Ici vous êtes accompagné, c’est plus progressif…il y a de l’aide en cas de secousses.
- Ce n’est pas la question. Vous avez de bonnes raisons d’y croire. On a toujours de bonnes raisons. Tout le monde a toujours de bonnes raisons. Oui, dans une structure de soins on imagine bien des techniques plus adaptées… je suis pas le premier patient concerné ni le dernier à être en résistance…ça oui je le sais bien.
- Bon nous en parlerons une prochaine fois.
- Jamais, je ne le le prononce pas ce jamais. Je baisse la tête. Au revoir bonne journée a bientôt.
La douleur de l’affaire c’est de se sentir considéré comme une statistique à déplacer d’une catégorie à l’autre. A qui fait on face ? Une soignante ou une conseillère pole emploi rémunérée au taux d'employabilité de ses patients ? L’importance c’est quoi ? Guérir ou occuper un emploi, c’est à dire avoir l’apparence de la rémission ; geler la maladie en soi et la laisser à la merci de n’importe quelle obscurité ?
Le projet ce n’est pas de rétablir les aptitudes du patient afin de lui permettre de s’auto-déterminer et de choisir patiemment, précisément ce qui lui conviendrait ; il ne s’agit pas de le réétablir dans son libre-arbitre mais de le faire dégager de là…
Devenir, soudain, je veux dire de la plus explicite des façons, sans les dissimulations habituelles, devenir oui d’un coup là, en pleine lumière psychiatrique, une catégorie et non un individu ; un anormal à déformer en à-peu-près-normal.
Il y a toujours urgence. Urgence à s’en sortir, par n’importe où, par n’importe quoi. Urgence à n’être pas ici. De pôle emploi à l’hôpital psychiatrique.
Urgence, oui, urgence du malade, du patient du suffoqué, urgence à vivre pour lui, urgence à cause de ce que demain se présente toujours incertain.
C’est à se demander ce qu’il adviendrait s’il avalait une pleine fiole de poison. Que penserait-elle ? Que c’est toujours l’urgence le SPASM, le CDI, les ailes retrouvées ? Se sentirait-elle coupable alors de ce corps mort ou ayant tenté la mort ?

Beaucoup de malades comme beaucoup de pauvres ressentent une honte immense à leur situation. Il est rare que les patients indiquent leur « titre » de malade et aussi rare qu’il le leur soit demandé par d’autres soignés. Notre simple présence démontre notre maladie.
L’hôpital de jour du centre médico psychologique (18-20 Rue de la Tour d'Auvergne, 75009 Paris) accueille, chaque jour, ses patients. Parmi ceux-là : Martin. Martin ne paraît pas, aux premiers abords, privé de raison. Il converse, sans anxiété manifeste avec chacun, donne son avis, écoute celui des autres. Rit de ce rire social et faux des gens de raison. Martin apparait, à mes yeux inexpérimentés, comme un être socialisé, parfaitement intégré, capable d’interactions normales et banales ; ainsi sa présence m'étonne et doit avoir des raisons.
Martin porte toujours un polo lacoste - de combien il en dispose je l’ignore - et, sur lui en permanence, un parapluie. Un de ces petits parapluies noir gardés dans un étui de toile et qui se déplient plus largement qu’on ne l’aurait cru. Dans ce siècle d’été jamais je ne l’ai vu s’en servir. Dans ces recoins de chaleur des orages surviennent, c’est vrai ; rarement cependant. Prévisibles, aussi. Annoncés par les baromètres-smartphone. Indifférent à ces modes prévisionnels ; Martin garde son parapluie.
Ce comportement, dans tout autre contexte, paraîtrait une précaution amusante et toutefois de bon aloi ; une fantaisie d’un aloi le même.
Or l’excentricité, la différence, l’étonnement ; bref tout ce qui échappe à une hyper-rationalité, devient ici une anomalie. Le parapluie de Martin dans ces mois de juin-juillet est anormal. En toute logique le parapluie est utilitaire son usage, parer la pluie, épuise son sens ; il se réalise totalement dans son utilisation, sans résidus. Il n’y a rien à en tirer d’autre. (Sauf pour quelques freudiens voyant en tout objet plus ou moins phallique le signe d’un Oedipe mal résolu et d’une analyse longue et difficile et coûteuse).
Martin garde ce parapluie en plein soleil - non déplié ; non « en usage » ; vigilant cependant . En plein soleil pour qui fréquente - en patient - l’hôpital de jour ce fait signe vers la folie, ce indique - au sens d’indice criminel - la folie, la rend possible, en laisse deviner le commencement. Ce parapluie devient symbole, mystère à élucider - psychiatriquement. Son sens, parce que c’est Martin qui le porte en plein soleil, excède désormais largement sa fonction. Quelque chose, du trop loin, de l’étrange, de l’ailleurs, encombre cet objet. Chargé de discours, lourd maintenant le parapluie que Martin, au bout de sa main, agite.
La présence des individus ici présuppose toujours la démence. Chaque acte se rapporte à un comportement normal à une rationnalité modèle. Il y a un invincible préjugé de folie. Ce qui ailleurs : Névroses, psychoses, angoisses et tout le lexique des souffrances morales, touchent chacun. Partout. Ici, ceci devient TOC, bipolarité, border-line. Tout est qualifié donc jugé donc traité donc effacé contenu. Le parapluie de Martin est un artefact de la folie ; par lui Martin est fou.
Le ton général narratif et neutre que je prends est fallacieux ; prétendant synthétiser ici le discours clinique. Je suis celui qui regarde et soupèse ce parapluie, je suis celui qui confronte Martin, portant son parapluie en pleine chaleur, à une normalité sociale : le parapluie ne se sort que sous certaines conditions. Sorti en dehors de ces conditions - ciel nuageux, gris, pluie, orage, indications météorologiques - saille une étrangeté. Cette étrangeté est de la folie de la quasi folie dès lors qu’elle concerne un individu appréhendé par une catégorie psychiatrique. Bref un abrégé de ces topographies de la déraison : DSM et CIM.
C’est moi qui démembre Martin, moi qui isole de lui des parties qui doivent être caractéristiques de la folie - sinon pourquoi sa présence ici avec son air de tout à fait normal ?
Au déjeuner que nous prenons en commun j’observe parfois Martin qui garde son parapluie sur les genoux. Sa main tremble régulièrement d’un spasme intraitable que son visage ne laisse paraître. Si à ces instants ses mains demeuraient dissimulées personne ne pourrait lire sur son visage impassible ou souriant (ou d’un impassible sourire) ce qui le traverse (et peut-être le traduit?). Il se nourrit peu - n’est pas maigre - choisit sans logique les aliments qu’il ingère. Jamais je ne sais s’il ne le fait à des fins de conformité sociale - donc de dissimulation - donc d’indices, encore, de sa folie ; mange si peu, son parapluie sur les genoux.
De quoi le parapluie de Martin exposé au plein soleil est-il le fétiche ? Vers quel monde intérieur ce parapluie fait-il signe ? Ou quel ailleurs par l'objet médiatisé ? Jamais je ne le saurai. Lui demandant obtiendrai-je une réponse ? Cette réponse et cette demande ont-elles un quelconque intérêt ?
Désormais je pense à Jean-Hugues, l’oncle de Marie-Anaïs, toujours sociable souriant, dragueur plein de projets mis à l’ouvrage. Echouant, recommençant. A qui tout sourit et tout dépérit. On pourrait le croire, à observer sa contexture, comme un être sans angoisse - ce qui ne préjuge pas de son intériorité. Or à lui parler plus longtemps altéré - libéré ? - par l’alcool ou le cannabis c’est une fragilité comme les autres. Non, fragile en constance, mais révélant que ces choses là, ces actes grandiloquents ont pour lui, aussi, un coût. Plus capable que les autres d'assumer les risques sociaux
mais courbé, lui, aussi par le poids de l’action ou de l’audace. Pour lui aussi c’est dur. A quel point faut-il que ce soit dur pour devenir patient de l'HDJ ?
Nous sommes tous des Martin conservant un parapluie en plein soleil haha.
***
Comme souvent, la honte force les patients à accepter des propositions insupportables, déplorables et inadaptées. On envoie Corinne, qui est intelligente et débrouillarde, en ESAT. Structure de réhabilitation par le travail, à ce qu’il parait. Elle voudrait apprendre la couture. Se former à quelque chose qui lui plairait un minimum. Elle emballe des paquets pour Amazon. C’est ça qu’on lui propose, par ça qu’on veut la réinsérer. Elle a un poste aménagé c’est à dire qu’on l’éprouve moins que ses collègues, je crois que ses journées s’achèvent plus tôt et qu’on lui permet davantage de pauses. Je suppose qu'un encadrant l'accompagne dans ses missions.

Conditionnement. C’est ça le job qu'on lui confie. Du conditionnement. On croirait parfois que la langue nous jette de grands signes de phares, conditionnement, spasm et nous ne voyons rien de ces alertes.
Alors, main d’oeuvre bon marché, subventionnée, plus ou moins efficace mais on s’en fout. La loi oblige les entreprises à intégrer un quota d’handicapés de personnes en situation de handicap…alors toute chose comptable mesurée c’est rentable. Corinne est le produit de ces calculs. Elle emballe les paquets pour Amazon, Amazon est philantrope et sa générosité exemptée fiscalement.
Corinne se convainc que c’est pour son bien mais tous les deux mois elle revient à l’hôpital. Je me demande comment ces variations de situations sont traitées administrativement. Si on la re-range dans la catégorie ratée, s’il en est une spéciale "presque" pour ceux qui échouent de justesse ou si on s’en fout, on fait comme si de rien n’était, on demeure réhabilité dès lors qu'on en a fait la preuve une fois. La langue administrative connait bien des tours pour dissimuler la réalité ; pour s’assurer de ses succès. Se dire, à la réunion interministérielle pour l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap « on est sur la bonne voie »
(ici remettre la citation tocqueville avec point d’interrogation)

Je lui fais écouter Booba :
Tu voudrais que j'taffe pour le SMIC ? Garde la pêche !
En voulant chercher une citation du poète Raymond Carver, j’ai tapé sur google : « 50 ans aucun emploi poème » qui étaient les mots approximatifs du poème. Tous les résultats ou presque menaient au travail, à comment avoir un travail après 50 ans. C’est le destin, encore une fois, de l’être civilisé. Après 50 ans cependant, l’emploi parait chose un peu plus inaccessible…un accès restreint.

« J’ai 45 ans aucun emploi imaginez le luxe que c’est
essayez de l’imaginer »
Voilà la citation.
III - HSBC
Mon Master 2 se déroulait en apprentissage. Du lundi au mardi cours à l'Université ou à l'ESSEC, mercredi, jeudi et vendredi et toute la semaine lors des vacances scolaires : HSBC.
Je bossais dans la finance, sur les champs Elysées dans l'ancien bâtiment du CCF.
La vie qui se dessinait devant moi m'horrifia un jour / La maladie prit sur moi son avantage silencieux. Et plutôt que me rendre au travail, j’avais pris une place dans un des cinémas du 5e. C’était un film de Fassbinder, je ne me souviens pas le titre. Par un amusant hasard le personnage, lui aussi, quittait son travail qui lui promettait, tout comme à moi j’imagine, le désespoir, l’assèchement interne et pas mal de fric.
La maladie, que je nommais à l'époque, avec négligence, petite dépression, fut bien sûr la cause principale de mon abandon de poste.
A la suite de mon départ, l’un de mes professeurs qui se pensait littéraire et spirituel, avait choqué tous mes camarades en s’esclaffant « s’il préfère se faire enculer en lisant Rimbaud »
Son rire, cette sorte de rire de traître, je l’imaginai parfaitement de le lui avoir si souvent entendu.
Ce type appartenait à la catégorie fort répandue des médiocres qui, pour paraître brillants, humilient les autres, souvent plus jeunes, plus timides en somme plus faibles.
Sa carrière académique ne valait pas grand chose. Il avait pu obtenir un poste de MCF en droit, accomplissement tout à fait honorable en soi. Ceci ne lui suffisait pas. Dans sa discipline il demeurait un inconnu, personna nullius.
Spécialiste de rien, bavard de tout. Incapable de la moindre hauteur
Il était, chose honnie par lui, banal. Alors, pour s’en consoler, comme souvent les frustrés, il humiliait les autres, passait ses nerfs sachant son autorité et son magistère sur les étudiants.
Ses bons mots ne valaient pas grand chose ; blessants, cruels…ouais. C’était tout. Il faisait rire l’assemblée, parfois, non de bonheur mais de terreur. On riait de la flèche évitée.
Ni Voltaire, ni Foucault…lui uniquement lui ce qui le satisfaisait au plus haut point et tout autant le désespérait.
Lorsque j’appris son injure (qui se doublait, belle grâce, d’homophobie) nous échangeâmes.


Que savait-il au fond ? Son mail, tout empli de cuistrerie, mon dieu. Que savait-il au fond de ma détresse profonde, de l’envie de crever, l’impression chaque matin de me lever les yeux crevés devant les peindre, croûte imitant la vie. Que savait-il lui qui avait raté ce qu’il convoitait, raté, expert en ratage, mesurant tout à l’aune de son ratage, docteur honoris causa de la nullité.
Lui, qui ne savait rien de ma détresse à moi et m’insultait tandis même qu’il savait ma maladie. J’avais déclaré, ignorant les subtilités du mal m’abîmant, une dépression. Sa basse cruauté, il devait encore l’exercer contre moi. Elle ne m’affecta pas. Le ridicule de sa rédaction, son style laborieux, qui se voulait élégant, le disqualifiait. Il ne pouvait rien contre moi - et pourtant faisait planer une menace si lui avait pu décider contre moi alors j’aurais vu ce que j’aurais vu.
L’enfer, c’était la banque. Les petits rituels grésillant en moi, malgré moi, négateurs de moi. J’avais les cheveux longs, broussailleux, assez peu admissibles dans ces lieux là. Tous les matins, je les passais sous l’eau pour leur donner une forme à peu près conforme. Tous. Les. Putains. De. Matin.
La banque inventait d’autres rituels, traçait dans notre journée des points de passage.
En arrivant les employés étaient soumis à une procédure de sécurité très semblable à celle des aéroports. Je déposais mon sac sur un tapis roulant. Un agent de sécurité contrôlait son contenu grâce au scanner à rayons X.
Puis je passais sous le détecteur à métaux.
Par lassitude et parce que tout ceci m’apparaissait ridicule, je glissais souvent dans mon sac des sex toys et un coupe papier qui, sous le scanner, avait l’apparence d’une lame affutée. Rituels discrets, abêtissants. Le pire, comme pour toutes les soumissions, on s’y habitue. On s’habitue à cette discipline. Je ne sais à quoi elle nous prépare ni si même elle y parvient. Mais elle le fait.
Le déjeuner se donnait dans un autre bâtiment, à une dizaine de mètres. Le principe voulait que le repas soit pris en commun. Je ne crois pas que les notions de team building ou de corporate culture furent évoquées. Elles transparaissaient, s'avouaient de notre simple présence dans ce lieu ; comme la maladie mentale dans l’hôpital psychiatrique.
A ce déjeuner commun, je ne parvenais à m’astreindre. Les conversations me coupaient l’appétit, l’angoisse, terrible, toujours me saisissait. Alors, très vite je me suis abstenu. J’errais les rues, les cafés. Souvent je prenais le métro dans un sens, puis dans l’autre pour lire. Tout ce qui me séparait de la banque me sauvait. Me refusant à cette discipline du repas commun, on me regardait comme un paria, un étranger, un type bizarre ce qui, à n’en pas douter, j’étais.
Les vendredis nous devions faire un reporting de l’activité financière de la semaine. Je m’y collais. Il fallait imprimer des documents pour les ranger dans une immense salle où dix années de documents s'accumulaient. C’était une obligation légale, on disait. Ce reporting. Il fallait tenir à la disposition du régulateur des marchés financiers, l’AMF, ces reporting. Sans tenir de registre, sans savoir à peu près ce qui figurait dans chaque classeur, je voyais mal quel type de surveillance pouvait être exercée. Un alignement de classeurs, de chiffres au sens perdu, de nombres égarés. Une bibliothèque d’absurde, constituée par les gestes répétés par des juniors, des stagiaires, des intérimaires. De ceux qui ne sont pas encore tout à fait comme il faut. Lieu, sûrement, de la discipline. Accomplir une tâche sans sens. Gestes fantômes, ayant laissé ici la trace de leur soumission. Moi-même je m’y trouve. Avec ma nombriliste lâcheté
Discipline et contrôle. C’est le maître mot du travail. La devise. Discrète, invisible, habituelle. Dès l’entrée. Dès le premier geste. Les cadres ne pointent pas. Payés au forfait il n’est nul besoin de mesurer leurs temps de présence. Mais la banque ne pouvait abandonner son pouvoir de contrôle sur les corps. Alors elle installa ces portiques, ces reportings, ces mots de passe - mots de passe à changer de façon régulière pour donner de l'importance à sa tâche, les déjeuners en commun. Ecrasés, définis par les objectifs, le rétro-planning ces mots réservés à ces lieux là que les open space engendrent et répandent ; ces mots là se diffusent, comme des virus, de boites mails professionnelles en boîte mail professionnelle.
Ce dont je me souviens, soudain, c’est ma directrice de Master son époux, banquier chez Lazar, l’habituait aux réceptions et au luxe. Avenue Victor Hugo, elle portait aux oreilles de petites pierres précieuses. Son titre universitaire lui conférait aussi de sérieux avantages matériels, elle invitait ses étudiants à déjeuner. Enseignante-chercheuse, elle ne cherchait désormais que des tables où déjeuner et des apprentissages pour les étudiants.
Mon boss, chez HSBC, Benjamin, incompétent notoire traînait sa misère dans son bureau. Il avait sept enfants, s’était retrouvé là à force d’échecs et de copinages. Ma présence, ici, disait aussi un échec. Mon absence, là-bas, dit encore l'échec. D'une autre nature.
Les employés des boutiques de luxe, des parfumeries, des galeries prestigieuses lorsqu’ils quittent, à la fin de la journée, leur poste sont passés à la fouille. On s’assure qu’ils ne dérobent rien et, dans le même temps on leur rappelle leur position éminemment subalterne. Le soupçon intangible pesant sur les pauvres « vous êtes des voleurs, nous le savons et nous agissons en conséquence, ne le prenez pas contre vous, vous n’y êtes pour rien en tant qu’individu c’est votre nature on ne dira pas classe, classe ça n’existe pas vous savez, c’est fini ce temps là des classes » langue des signes, les mouvements du vigile sur les corps.
Devant le client leur est imposé un style distingué, un dress code sévère qui les fait paraître, de l’extérieur, du dernier raffinement. La boutique close, sous les mains attentives de l’agent de sécurité, leur condition leur est rappelée. Brutalement. Sèchement. On les dépouille du chic artificiel. Les voilà, si tôt la journée achevée, renvoyés à leur condition de pauvres, de suspects ; renvoyés à leur salaire de misère. Renvoyés, pour les employés parisiens, à la grande banlieue. Tout signifie « vous n’êtes pas d’ici » vous êtes tolérés 35 heures par semaine. Pas une minute de plus sauf si elle est gratuite.
On les revêt un instant des atours du pouvoir et certains d’entre eux se prennent au jeu et agissent, dans la boutique, avec l’attention exquise qu’on leur exige. On les paie en symboles. La petite broche dorée de Sephora ou de Nespresso coûte moins cher qu’une augmentation de salaire, qu’une prime de fin d’année, qu'une réduction de l'amplitude horaire à salaire constant.
Il existe maintes formes de contrôles. Celui double, ici, du tailleur et de la fouille.
J’ai tenté de me prendre au jeu, et les premiers jours sûrement y parvins-je. De l’argent, quelque chose de présentable à montrer aux autres. Cadre supérieur à HSBC ou UBS ça en jette. Au moment de faire valider mon contrat d’apprentissage à l’Université mon interlocutrice, voyant l’entreprise où j’étais affecté, siffla d’admiration, elle a dit « c’est la classe, c’est pas La Poste ça ». Ou le LCL. Je ne sais plus exactement ; l’une des deux banques, c’est sûr.
Alors, pris au jeu, cherchant à rattraper je ne sais quel temps perdu, cherchant à légitimer ce qui m’arrivait - que je désirais aussi - je me conformais, je me rendais aux after-work notamment celui des champs elysées. L’Ice Bar, c’était je crois. Il y avait un open-bulles pour 15 euros. De 20h à minuit. De la bouffe aussi. Gratuite. De la musique, des gens en costume. Des gens qui se surveillent mutuellement, qui se sous-pèsent tentent de se deviner, de se mesurer, de se reconnaître ou de se méconnaître.
Oui, avant que nos organes ne se tordent, ne se déchirent, avant que l’air trop rare nous fasse s’évanouir l’âme ; on jouit. Danger commun, tous les plus âgés te le racontent, l’argent c’est un piège, c’est le confort. Plus vite qu’on ne croit on se change en chiens de garde, on peut garder des habitudes de loup. Sûrement, même ainsi, c’est pire. On devient alcoolique pour ce qui nous reste d’exercice de la liberté, d’hors-champs de ce champ clos.
dans certaines boites de nuit qui se veulent select les mêmes yeux se penchent sur soi. Au Silencio, j’ai pu faire l’expérience de ces regards là. Mêmes yeux, mieux habillés, parés d’un maquillage plus élégant. Les femmes plus belles, les hommes plus connus. Voilà.
IV - Fou-Call
On traite sans assez de sérieux nos lectures intellectuelles. Elles demeurent dans des pays abstraits ; on les raconte pour faire chic comme des cartes postales. Puis un jour ça nous éclate à la gueule et ces mots là, ces théorèmes et tous nous saisissent, c'est pour de vrai.
Le grand renfermement de Foucault s’est ouvert pour moi. C’est sa clinique qui me dit je te garde mon enfant. Doucement, sans tendresse, on m’expose à cette radiation normalisatrice. La rémission, ici, toujours c’est de correspondre à un humain type et on serait bien en peine de nous en fournir la définition. La demanderions nous qu’on nous dirait je ne peux pas définir ça, mais je sais les reconnaitre lorsque j’en vois. Avoir des ambitions salariales, envisager de se reproduire et posséder un appartement. Pourquoi pas une toyota hybride. Exercer son droit de vote.
L’effet produit sur moi est exactement l’inverse. J’aimerais leur hurler à la figure qu’il faut vivre avec la maladie, vivre dans la plus sincère, violente, douce, entière extension de ce mot. Mais cesse bordel de faire de la maladies, de la maladie mentale plus encore - ou pareil, pareil pour l’handicap physique en fait - une anormalité, une difformité du dernier degré. On passe un test de normalité. Au-delà ou en deça d’une capacité à être normal on doit subir un traitement plus ou moins violent. L’anormalité, la vraie, se loge dans cette volonté d’écraser la maladie, de la rendre la plus discrète possible, la plus adaptée à ce à quoi elle demeurera toujours inadaptée. Il faut la vivre comme une normalité alternative et non une modalité altérée ou diminuée de la vie.
Bien sûr, ce n’est pas aisé. Bien sûr des choses graves se passent dans la déraison et certains états réclament des soins et des inquiétudes légitimes mais ce n'est pas le sujet. Comment faire avec, vivre avec
Ce n’est pas une vie moins valable, ce serait mentir de dire qu’elle est facile.
Ce qui me sauve c’est de penser à Foucault, d’affronter ce qu’il appelle le processus normalisateur. Ce processus je lui fais face, il se déroule devant moi, contre moi. Dire qu’il m’assaille serait excessif ; le plus souvent il se présente en de doux atours ; doublé d’aucune menace autre que la culpabilisation latente. Tu ne fais rien, tu es un poids.
Pourtant, ce regard bleu coupant du médecin, qui me fixe jusqu’à ce que je cède ; me pèse, me censure, m’ordonne.
Nous avons tous appris à être, en apparence au moins, de bons élèves et à nous soumettre aux injonctions des autorités légitimes.
Son obstination fixe constitue à elle seule une politique de l’emploi.
Un épisode éminent traduit clairement, pour qui en douterait, ce processus de normalisation. Lorsqu’une phase maniaque commence chez moi transparait en elle une grande inquiétude. La phase maniaque, pour moi, ne contient aucun péril ; je gère. Que l’on tâte le pouls de cet excès, ouais pourquoi pas. Il s’agirait alors, seulement, de faire son travail avec un zèle excessif, peut-être, ou une empathie débordante. Voilà, inutile de chercher des histoires.
Dans son cas, et ce cas est général et institutionnel, il s’agit bien d’un processus d’écrasement, de pilonage de toute vitalité malade ou non. Un épisode dépressif s’amorce, il va être violent, la mort guette, je l’articule comme ça ; pas un jour ne passe sans que j’imagine la mer m’engloutir. J’ai une vision, je marche, je porte un pantalon aux poches profondes et je les remplis de pierres. Virginia Woolf s’est suicidée, par noyade. A cause de son livre les vagues je l’imagine engloutie par la mer. Je me rêve la même chose. Je regarde où la mer tonitrue, ce sera la côte Atlantique. Je raconte ça à l'interface psychatrique, avec moins de poésie et de continuité, je raconte. Je raconte ça et face à ces discours, ces discours qui disent en fait au secours, ces discours de la plus terrible terreur, je raconte et face à ces alarmes, elle me regarde négligemment. Tente, au mieux de me donner un médicament qui fait dormir, la quétiapine. Elle baille. La psychiatrie agit contre la vie.
Comment peut-on bosser en prenant de la quétiapine. Un mec sous hero serait plus efficace. 400 mg avant le coucher. Le sommeil devient irrésistible, le sommeil chimique, le sommeil qui engourdit et qui ne repose pas, qui appauvrit, sommeil sans rêve, sommeil exténué de l’exténué lui-même. Sommeil où l’on étouffe sans qu’aucun oxygène de secours ne puisse vous sauver.
C’est moi du côté de la vie qui l’effraie non ce penchant de mort
Elle a dit, devant la présentation de ma vie métarmphosée en splendeur. Elle dit devant la monstration de ce bonheur gigantesque. Elle dit parce que c'est trop, je me dis, elle doit être jalouse pour me regarder avec cette méfiance. Elle dit.
- HM, je vais vous prescrire du Tercian.
J’ai dit
- non, je ne prendrai pas ça
Je pense à Valentin qui en crevait à moitié. Qu’on trouvait la nuit, parfois étendu, inerte presque. Se relevant quinze heures après. Tous les jours de sa vie. Ou luttant contre le sommeil lorsque le réveil sonnait. Ayant l’air, chaque fois, de s’arracher à l’enfer, de décoller de lui la pellicule de sommeil chimique et échouant toujours ajoutant, le lendemain, nouvelle peau morte vivant sous cet amas de valentin mourant.
- C’est pour vous protéger de vous-même.
Toujours, cette phrase face à l’anormal et le pathologique..
Toujours, c’est pour moi, en ma faveur, à ma fin. Cette généreuse insistance à me sauver et particulièrement non des idées morbides mais de l’état d’excitation, jugé morbide. Comme ces universalistes qui arrachent le voile des femmes musulmanes.
Je lui dis
- vous quand vous êtes triste et pas bien il y a une raison, ça dure un instant, plus ou moins long mais le temps en la matière finit par faire son affaire.
Votre chagrin, pas question d’en nier l’intensité ou la mortalité. Tu peux en mourir toi aussi de ta douleur, hein. Vivre une crise. Mais voilà, ton chagrin c’est parce qu’on t’a trompé ou quitté ; parce que tu n’as pas eu l’augmentation que tu voulais ou que dans la rue on t’a agressé. Toi, ça a des raisons, tu sais ce contre quoi, atroce, oui atroce desfois, tu dois lutter, tu peux concentrer toute ton attention sur un phénomène précis. Ecrasant, ce phénomène, desfois et invincible c’est vrai. Mais à la fin tu sais ce qui est en cause. Les stratégies de soin, tu les appliques à un objet circonscrit, ça peut échouer c’est évident, on a pas toujours la force de vaincre ses ennemis. Mais on le connait, on peut viser. Au pire dans ton cas c’est la douleur qui exagère et qu’on ne comprend pas.
Moi, c’est pas ça. Moi, ça m’arrive Comme du dehors, comme un sortilège. Je tourne une rue mais c’est dans mon humeur. Et je ne vois plus les choses de la même façon ; si l’état de détresse m’abandonne je ne parviens plus à comprendre le malheur antérieur et, à l’inverse, lorsque la douleur me ressaisit me devient inenvisageable ce bonheur passé.
Voilà c’est ça être fou, souffrir sans raison. C’est ici le départ entre les fous et les autres, Je suis dépourvu de raisons.
Alentour de moi, monde instable, toujours. Pour les autres, tous les 3 mois, les saisons changent. La lumière varie, la température aussi. On raccourcit les manches et les robes. Voilà. Et moi, tous les trois mois le changement me ravage. C’est d’Univers, tous les trois mois, que je change. Univers de lambeaux et de chutes de soie.
Elle ne veut que mon bien, je me demande comment elle se sent à l’intérieur d’elle, je ne puis pas rapporter ici ce que j’imagine ses pensées. Je doute même qu’elle en ait de véritables et profondes au sujet des patients. Elle applique méthodiquement et mécaniquement une procédure, une recette que face à elle se tienne une personne ou face à l’ingénieur une donnée. C’est à peu près de la même façon que ça se traite. Peut-être l'ingénieur développera de l'empathie envers un algorithme bien avant la psychiatrie.
Céline, dit, en dix ans d’étude de médecine, on assèche lentement, sûrement ça, on te dit
c’est comme un marais
on te purge
Tu n'as pas besoin de retenir tes larmes.
Je me demande moi si après ceci on peut encore aimer ; si des émotions humaines, réelles, durables, paradoxales durent en nous ? Ou si tout devient utilitariste, mathématique. Les études de médecine enseignent aussi une sorte de psychopathie. Instituent une psychopathie indéchiffrable ; ceux qui nomment les malades sont des malades !
Elle m’a regardé, interloqué. Moi, moi je me présente comme un patient plus ou moins normal d’habitude. Elle doit se dire « il a la flemme il croit qu’il est malade il a juste la flemme ».
J’ai, on, nous avons envie d’hurler. Quelque chose doit sortir ; le cri, le cri retenu, le cri le plus raisonnable, le plus justement mesuré, et s’il s’extériorisait furieux, aurait l’air de folie pure et brute ; ce cri poussait avec son scandale et son scandale était toute sa vérité
IV - CAF
Le versement de l’AAH n’est pas conditionné, contrairement au RSA, à la recherche active d’emploi.
Dans la ville de Paris, par exemple, le RSA contraint à la signature d’un contrat d’engagement, renouvelé tous les trois mois, en présence d’une assistante sociale.
Il s’agit d’un contrôle protéïforme des pauvres. Une forme de manipulation. La somme est conditionnée à cette procédure qui responsabilise l’allocataire mais, en réalité, le menace et le culpabilise. Tous les trois mois lui est rappelée la précarité de l’assistance, puisque c’est ainsi qu’il faut le considérer, qui lui est versée.
La caisse d’allocations familiale n’hésite par ailleurs pas à suspendre les aides en cas de soupçon
Une femme hurle devant les portes closes de la CAF. A la suite d’une dénonciation, son RSA parent isolé lui a été retiré. On exige d’elle le remboursement de plusieurs milliers d’euros. Elle se tient là, fermement. On l’accuse de vivre en concubinage. Elle hurle.
Ce qu’ils veulent c’est qu’on crève sans rien dire. Qu’on crève, qu’on accepte tout, n’importe quoi. Le trottoir, récurer les chiottes. Je fais quoi de mes gamins. Je le laisse toute la journée à la maison, en tremblant de peur, et s’ils suffoquent qui est ce qui me le rend ? Ce sont mes droits, je les exige ; je refuse qu’ils soient discutés, débattus, soupesés. Parce que ces droits c’est ma vie et personne n’a à en juger, personne n’a à me donner honte de les exiger.
C’est parce que je baise de temps en temps que vous me dîtes ça. On m’a vu avec un homme, ils ont dit, on m’a vu avec un homme. Vous vous êtes approchés ? Vous avez senti les draps ? Il y en a un ou dix et ça vous regarde en quoi.
Et peut-être il m’a payé. Peut-être je suis une PUTE.
Estelle et Etienne vivent ensemble en colocation dans un petit deux-pièces de Pantin. Estelle occupe la chambre et Etienne a aménagé le salon de façon à en faire sa chambre. La disposition de l’espace permet à chacun de conserver sa solitude. Après la petite entrée le salon se trouve à droite et la chambre au bout d’un minuscule couloir. Il n’y a que la douche, séparée des WC, qui trouble un peu cette initimité. Il faut traverser le salon pour s’y rendre. C’est supportable.
Le loyer est accessible malgré les faibles ressources d’Etienne qui travaille à mi-temps comme pion. Estelle, épuisée, après une rupture difficile a obtenu le RSA elle dit, lorsqu’on lui demande « je suis au RSA et j’attends » au début elle avait honte. Surtout auprès de ses amis diplômés. Elle avait toujours un entretien à venir et lorsqu’on lui demandait comment il s’était passé le poste n’était pas intéressant.
Estelle et Etienne touchent tous deux l’aide au logement. Versée, comme le RSA, par la CAF de seine saint-denis.
Le logiciel alerte les contrôleurs qui se rendent sur place après avoir notifié les colocataires. Une enquête de voisinage a lieu ; de cette investigation il ne sera rien rapporté aux suspects. Les pauvres se trouvent fichés par un algorithme et une rumeur.
L’enquêtrice entre dans les lieux, sort un iPad, le range. Tire de sa serviette un document dont elle grise ou hachure certaines cases. Elle ouvre les placards, retire les vêtements de la commode. Demande à qui est la culotte dans la chambre d’Etienne « Vous couchez ensemble » regarde d’un air dégoûté les préservatifs posés sur la table de chevet. Trouve la pilule contraceptive sur le petit meuble de la salle de bains. Compte, il y a deux brosses à dents elle dit « il n’y a que deux brosses à dents ». Ils se regardent…bah on est…deux ?
Elle ne pose pas de questions et continue de griffonner son document. Elle dit que c’est clair pour elle, elle fait la moue et dit « c’est clair pour moi ».
Elle demande l’attestation vitale, la CNI, les derniers avis d’imposition, les trois dernières années de revenus.
Elle dit « Vous me remettrez … »
Ils ont du mal à répondre.
Ils ne comprennent pas.
Elle dit il y a suspicion de concubinage dès lors que deux colocataires de sexe différents vivent ensemble.
Ils disent mais
on est amis
Ils regardent et chacun à son tour
dit
on est amis.
Oui
Elle a l’air de dire
elle ne le dit pas mais à l’air de dire
ça c’est à moi de le décider
Comment prouve-t-on l’absence de relation de concubinage. Comment prouver que ce qui n’existe pas n’existe bel et bien pas.
Peut-être on a couché ensemble, déjà, c’est arrivé. Mais ça ne signifie rien.
Elle hoche la tête.
Elle dit, oui, c’est ça.
Vous couchez ensemble.
Elle dit comme une vérité générale non comme une chose occasionnelle.
Elle demande
c’est une habitude
Elle dit c’est habituel pour vous de…faire l’amour ensemble ?
Je sais pas si ça la regarde il se dit je ne sais pas si ça la concerne vraiment
Elle dit oui non ça arrive quoi comme deux adultes il y a d’autres gens parfois vous savez quand on est ivres et voilà on rigole bien devant un film…ça se fait, ça arrive, c’est tendre
Non, je ne sais pas c’est tendre vous dites.
Il grince
frigide
il veut dire plus
il veut dire
salope, flic, il veut dire nazi il veut mais il sait qu’il doit se taire. S’il avait su. Il aurait dit. Il avait peur.
Elle dit vous avez dit quelque chose là non ?
Non, j’ai dit
je suis fatigué…toute la journée avec les adolescents je travaille. Ca use, vous savez.
Oui, bon, je rédigerai mon rapport, j’ai tout ce qu’il me faut là.
Vous m’enverrez par mail à agnes.griveaux@caf-saint-denis.fr les documents demandés, hein.
Ils se regardent et ne comprennent pas. Il s’effondre, c’est lui qui s’effondre le premier. Il le sent pas. Alors il se rue sur google et là il voit défiler des pages entières de contrôles similaires. La même détresse, les mêmes messages, le même abattement, la même solution. Le couperet. Merde, cet argent c’est mon droit, c’est pas de la mendicité…j’y ai droit, on me flique.. On m’infantilise, on contrôle mes faits et gestes. Ils vont regarder mon compte en banque, ça veut dire voir mes dépenses…j’ai envie d’aller dans un sex shop, j’ai envie d’afficher sur mon compte en banque des choses horribles, demander à Moha de me virer de l’argent, dix euros avec comme libellé « pour le dijhad ».
J’ai la haine. Je veux qu’elle voit ça. Qu’elle ait honte, qu’elle soit dégoûtée comme devant le préservatif, comme devant la sexualité.
Estelle, va dans sa chambre, elle ne veut pas parler. Elle non plus ne le sent pas. C’est arrivé à Etienne, il avait foutu sa piaule sur airbnb quelques jours…on l’a dénoncé ou je sais pas, mais un contrôleur est arrivé. A la main il avait ses relevés bancaires. C’est dingue. Le contrôleur, en entrant, tenait les relevés bancaires de Etienne. Il les avait avec lui, à sa main. Une liasse, les deux dernières années : ses rentrées d’argent, ses dépenses. L’administration ne se fatigue pas à tendre un piège. Elle pourrait ruser et demander, faussement candide, qu’on lui remette les pièces nécessaires à l’instruction et ainsi contrôler l’honnêteté du contrôlé. La CAF ne se donne pas cette peine. Entrant chez le bénéficiaire de prestations sociales elle exhibe sa toute puissance, l’accès à l’intimité du pauvre. Accès garanti trois fois : l’enquête de voisinage interroge les voisins pour connaître la relation matrimoniale des individus, s’ils ne vivent pas au dessus de leurs moyens. Voilà, la première intrusion. Puis l’entrée dans le domicile à laquelle on ne peut se soustraire ; quelqu’un entre chez vous et malgré l’hostilité de sa démarche vous ne pouvez lui refuser l’accès. Il fouille. Puis, il sait ce que vous mangez, ce que vous dépensez.
Ils ne veulent même pas jouer…direct on te met face à ton impuissance. L’administration t’écrase.
C’est quoi la conséquence. Un travail, trouve un emploi, n’importe quoi sors toi de ce trou.
Contrairement à ce qu’il paraît ce n’est pas une incitation, un soin, c’est une lame, pure dure. Point.
Il est admis, en économie, que les aides sociales permettant un minimum de vivre permettent le maintien de salaires à la hausse. On peut refuser un job dont la rémunération serait inférieure au minimum social. Ce qui évite, en France, de subir les jobs à 1 euros, les contrats ultra-précaires de l’Allemagne et des Etats-Unis. Aujourd’hui le statut d’auto-entrepreneur fait prendre l’escalier dérobé à l’exploitation.
Sur ce graphique de l’INSEE qui compare les situations de différents pays on observe que la qualité de l’emploi au RU et en Allemagne (mettre graphique INSEE qui montre nature des contrats selon pays + tx de chômage)
Estelle écrit sur son blog :
C’est pas de l’incitation, c’est pas une aide de retour à l’emploi, une cautère c’est une lame à double tranchant. On veut s’arracher à cette asphyxie. Ils me rendent prêt à tout.
L’énergie non déployée pour lutter contre l’évasion et la fraude fiscale se trouvent toute concentrée ici. Sur la peau impuissante des plus démunis.
Lorsqu’on se retrouve chez moi avec Estelle. On contemple notre impuissance. On ne peut. On ne sait rien faire. Ils trouvent que je suis chanceux d’avoir échappé de justesse à tous ces trucs là. Je ne sais pas trop comment. Bon, en échange j’ai la pharmacopée et les coups de pression la psychiatre. La différence c’est qu’elle ne peut pas grand chose sur mes conditions matérielles d’existence. Pendant 3 ans.
VI - Pute
Estelle
Des doigts ce sont de gros doigts velus qui gros doigts velus malaxent l’espace.
Je suis composée…je suis l’espace même malaxé par les gros doigts velus.
Je croyais…j’ai cru que j’étais faite de ciel. Même pas le plâtre d’un plafond insalubre s’il faut tout…trop dire.
Je suis ce volume creusé malaxé par les gros doigts velus
pendant qu’ils…
je regarde l’étoile dansante au mur, la télévision allumée, la télécommande pressée par les gros doigts velus étaient-ce ceux là ou d’autres.
On m’a dit, travaille, bosse…sinon…on m’a dit…récure des chiottes sans quoi…on m’a dit c’est pas si mal…on a compté sur les doigts…l’intérim, auto-entrepreneur…C’est bien ça…ça vous irait bien…beaucoup de liberté le statut…oui la précarité…mais il faut voir les avantages. précaire…oui….bon…le SMIC au pire…C’est un bon début…le SMIC. Le C de SMIC vous savez…ça veut dire croissance. SMIC ça termine par une promesse…il faut voir les choses du bon côté…moi je fais de mon mieux…mais…
J’ai dit d’accord…on va essayer ça…Déjà je voyais sur son bureau des gros doigts, des gros doigts velus, qui malaxent. Ses doigts à elle.
En rentrant, j’ai pris des photographies de moi. Le plus difficile ça n’a pas été le corps nu, les poses et tout. Ca a été le visage. Ca devenait vrai à partir de là ; moi sans aucun doute possible. J’ai hésité à flouter puis j’ai pensé à des chiottes, des chiottes pleines de merde. Ca a été plus facile.
J’ai hésite à attendre Etienne, mais il bossait et je ne voulais pas lui en parler tout de suite. Je ne sais pas encore où et comment mais je lui en parlerai. J’aurai besoin de l’appart desfois sans qu’il ne soit là, ni ne risque de débarquer.
L’appareil photo posé sur le trépied, autant faire ça bien. Régler la vitesse d’obturation, la profondeur de champ pour faire comme il faut. Me donner, sous l’objectif, un air de promesse.
(j’ajouterai ici des détails techniques de meilleure qualité) 1600 iso f/5,6.
Je lui répondais d’accord sans haine, avec dépit et dégoût.
D’accord oui…il faut bien haha…sinon…contribuer voilà…s’insérer c’est mieux…C’est pas une allocation d’attente…comme vous dites…quelque part c’est une incitation…je n’avais pas perçu la chose comme ça…c’est intéressant…haha oui non pas un choix de vie…quand même…le C de SMIC haha...C'est contribuer aussi...haha...
on a ri ensemble avec l’assistante sociale et qui, occupant sa fonction d’agent de contrôle me rappelle le gouffre qui se tend devant moi. La rue, le dénuement le plus total. Le passage de la pauvreté à la misère. La précarité, tant que l’on a un toit, ça se gère. Le problème de la rue c’est qu’on ne vit plus au jour le jour mais carrément heure par heure. Que parfois, à 23h30, il nous manque 5 euros pour l’hôtel social ou un repas un peu consistant. Un soir, un type de 20 ans est venu me voir pour me demander quelques euros. Il en avait besoin pour loger sa copine ce soir là. Ils avaient trop peur tous les deux de la laisser à la rue. Le nombre de viols commis sur les femmes SDF est monstrueusement élevé. Le mec avait abandonné son job à courtepaille où il était agent polyvalent (ça veut dire qu’il prenait les commandes, les déposait, rangeait le stock, passait la serpillère). Le SMIC, évidemment. La boîte refusait la rupture amiable qui lui aurait permis d’obtenir des indemnités chômage. Il avait 20 ans. Inéligible au RSA. La boîte lui refusait la rupture conventionnelle, ce qui voulait dire le chômage. PourquoI ?
On me menaçait de ça. De la rue, de la misère, de la précarité extrême, du viol. On me menaçait dans ce bureau dépouillé en ne prononçant jamais directement la menace ; l’énonçant par détours mais inflexiblement. J’aurais aimé, j’aurais du lui cracher à la figure : l’alternative que vous me proposez c’est le viol rémunéré ou le viol tout court.
en cherchant sur google première occurrence femme de ménage.
« Femme de ménage métier à risque. L'emploi de nombreux produits nettoyants toxiques met en danger la santé des agents d'entretien. Benzène, éther de glycol, acétone, autant de substances connues pour leur toxicité et pourtant manipulées quotidiennement par certaines catégories professionnelles. »
(ici il y aura l'insert des comptes consolidés et du rapport remis aux actionnaires de l'entreprise Nicollin)
C’est ça récurer les chiottes, les produits chimiques simplifient la tâche. Il faut frotter un peu moins fort pour récurer plus de chiottes, au final. Ca ne diminuera pas l’amplitude horaire ni n’augmentera le salaire. Les gains de productivité sont pour d’autres.
Les dirigeants, lors de la réunion annuelle présentent ainsi les faits : L’incorporation de moyens modernes mortels (c’est moi qui commente) a permis d’augmenter la productivité de 12%, de limiter l’augmentation des effectifs de terrain et de maintenir la compétitivité de notre groupe. Ceci à périmètre salarial constant. Je vous invite à consulter la page 42 du rapport remis à l’entrée et d’observer la progression du CA.
On en oublierait presque l’odeur de pisse.
Quelques clics. Attendre que les photographies chargent. Imiter les autres profils en variant un peu, histoire de s’adapter au…marché. Se distinguer tout en demeurant dans la norme ; ne pas trop choquer les attentes mais les surprendre assez. Efficace. Proactive. C’est marrant, chaque fiche ressemble à un C.V. On énumère les compétences, on évalue même sa maîtrise linguistique. Français, Anglais, Russe…Trois étoiles le maximum, pour dire courant. Une pour notions, « je comprends tes ordres » j’imagine. Un nombre incroyable de pages mentionne le russe comme langue maternelle. Je ne sais pas, ou je ne sais que trop, le parcours de ces femmes.
Les clients notent les escorts qu’ils ont fréquentées et commentent la qualité des prestations. Plusieurs catégories : massage, social time, propreté… Certains clients exigent, au-delà, du cul, du 69, de la levrette, du cum in mouth, du french kiss ; exigent au-delà de la variété des contorsions sexuelles amitié et considération. Simuler le plaisir. Simuler l’affection. Ils se comportent avec les femmes comme face au dîner à noter sur tripadvisor.

En continuant de remplir ma fiche, je m’aperçois de la terminologie étrange employée. Pour parler de baise on dit « massage » tout en listant, pourtant, les actes sexuels pratiqués ; quant à l’aspect monétaire on le dissimule sous un ironique romantisme : on ne dit pas 200 euros l’heure mais 200 roses. Prolongeant ce langage les prostituées se divisent en deux grandes catégories, poreuses l'un à lautre, les PSE ou les GFE. PornStar Experience ou GirlFriendExperience.
Sur Chrome j’ouvre un nouvel onglet pour oublier un peu tout ça. Sur le site de franceculture, j’écoute une émission j’entends la voix d'une femme « entre récurer les chiottes et être pute j’ai choisi de braquer ».
VII - Sélim
Estelle a demandé à Etienne d’être à la maison ce soir. Elle lui a envoyé le lien vers sa page 6annonces, sa page de « pute », elle dit. C’est plus simple. Elle s’épargne la gêne du début, le moment du « oui tu sais…enfin, voilà…je suis pute » et faire face à l'autre là qui prendrait un air circonspect et espérant, attendant qu’on lui dise « mais c’est une blague, t’es con!!! » pour qu’il réponde « putain tu m’as fait peur ». Il n’y a pas de blagues. En lui envoyant le lien, elle leur épargne ce malaise. On parlera direct de ce qui compte..
Qu’est ce que c’est stressant. Elle regarde l’heure sans cesse. Tente de s’occuper. Ca m’emmerde, putain. Elle donne un semblant de sens à ses gestes. Elle se fait couler un café qu’elle ne boit pas. La porte du frigo, s’ouvre, se referme. Elle n’en sort rien, n’y range rien.
C’est le bordel, putain. Elle range. Réorganise. Revient à l’ancienne version. Sans cesse. Elle rature l’appartement puis se met d’accord sur un nouveau brouillon.
Elle regarde son téléphone. Etienne a laissé un vocal « coucou ! déso pour ce soir je sais qu’on devait se faire une bouffe et tout…mais y a Salim qui passe à Paris, il a loué une énorme baraque ». Sa voix est gênée, il essaie de parler ample pour mimer le ravissement genre putain, je vais m’éclater avec Salim, rien à voir avec le lien que tu m’as envoyé. Il ne l’évoque pas. Elle se demande je lui en parle, ou quoi. Elle entre, dans sa chambre à lui, tant pis là. Elle ouvre le placard, il y range son whisky. C’est sa seule richesse genre. Elle se sert un grand verre. Putain c’est dégueulasse, comment il peut boire ça. Elle envoie une photo de son verre sur whatsapp. Voilà, j’ai besoin de parler. Vraiment. C’est pas des blagues. Rentre s’il te plaît.
Lui, il a la haine. Il éteint rageusement sa clope. Il dit à Salim, j’ai la haine putain. Elle m’emmerde. Je suis pas son père, je suis pas son mec quoi.Salim demande mais c’est quoi le problème ? Rien, rien, des affaires de fric / Tu sais moi je peux te dépanner si besoin / Non, non c’est vraiment autre chose, c’est une sale histoire / Tu peux me parler tu sais il dit Salim / Ouais, je sais, je sais, t'es un vrai pote...dis tu peux me prendre un truc au bar ? Je vais l’appeler vite fait. Il s’arrête. Ca te dérange si elle nous rejoint ce soir ? Tu déconnes, cette meuf est excellente. Vas-y qu’elle vienne. Dis lui d’être sexy hein !! Non, Salim, ça non. C’est compliqué, s’il te plaît viens tu lui parles pas de ce genre de trucs / Waaaa relou…vous êtes tous devenus comme ça à Paris, là. Vous avez paumé vos couilles ou ça se passe comment ? Juste lui en parle pas stp / Ouais, tranquille, tranquille. Salim part en soupirant. Il appelle. Bon. Elle répond dit. Je peux pas parler au tel. Ca coupe. Il dit dans le vide. Viens, ce soir dans la baraque c’est à Ville d’Avray. Il écrit « viens ce soir ». Il ajoute. « Pour l’instant je peux pas te donner plus ». Il attend en tremblant que le « vu » s’affiche. Il a peur de je ne sais pas quoi. Il se sent pas à la hauteur.
Elle répond. Les trois petits points, là, qui s'affichent. Ca l’angoisse. C’est quoi ce sadisme. Elle dit d’accord.
Elle dit merci.
Elle dit
Je t’aime, vraiment tu sais.
Il dit moi aussi meuf;
Moi aussi t’es conne pfff
Salim revient. Il guettait sur le seuil du bar la conversation. Les réactions. Il voulait comprendre. Ca avait l'air grave, il veut faire gaffe. Ne pas poser trop de questions. Il préfère demeurer dans la périphérie des choses, ne pas trop s’investir. Donner l’impression de ne pas s’investir. Il veut être le meilleur copain de tout le monde. Le meilleur ami de personne.
Pour ça, il connait tout
Il se pose à la table.
Mais si elle propose de me sucer ou quoi, je réponds, "non, désolé je n'ai point le formulaire B-32 sur moi, ni l'autorisation de Madame Simone de Beauvoir ?
Putain, mais t'es vraiment trop con mec.