Roman 5 - Misère
Le versement de l’AAH n’est pas conditionné, contrairement au RSA, à la recherche active d’emploi.
Dans la ville de Paris, par exemple, le RSA contraint à la signature d’un contrat d’engagement, renouvelé tous les trois mois, en présence d’une assistante sociale.
Il s’agit d’un contrôle protéïforme des pauvres. Une forme de manipulation. La somme est conditionnée à cette procédure qui responsabilise l’allocataire mais, en réalité, le menace et le culpabilise. Tous les trois mois lui est rappelée la précarité de l’assistance, puisque c’est ainsi qu’il faut le considérer, qui lui est versée.
La caisse d’allocations familiale n’hésite par ailleurs pas à suspendre les aides en cas de soupçon
Une femme hurle devant les portes closes de la CAF. A la suite d’une dénonciation, son RSA parent isolé lui a été retiré. On exige d’elle le remboursement de plusieurs milliers d’euros. Elle se tient là, fermement. On l’accuse de vivre en concubinage. Elle hurle.
Ce qu’ils veulent c’est qu’on crève sans rien dire. Qu’on crève, qu’on accepte tout, n’importe quoi. Le trottoir, récurer les chiottes. Je fais quoi de mes gamins. Je le laisse toute la journée à la maison, en tremblant de peur, et s’ils suffoquent qui est ce qui me le rend ? Ce sont mes droits, je les exige ; je refuse qu’ils soient discutés, débattus, soupesés. Parce que ces droits c’est ma vie et personne n’a à en juger, personne n’a à me donner honte de les exiger.
C’est parce que je baise de temps en temps que vous me dîtes ça. On m’a vu avec un homme, ils ont dit, on m’a vu avec un homme. Vous vous êtes approchés ? Vous avez senti les draps ? Il y en a un ou dix et ça vous regarde en quoi.
Et peut-être il m’a payé. Peut-être je suis une PUTE.
Estelle et Etienne vivent ensemble en colocation dans un petit deux-pièces de Pantin. Estelle occupe la chambre et Etienne a aménagé le salon de façon à en faire sa chambre. La disposition de l’espace permet à chacun de conserver sa solitude. Après la petite entrée le salon se trouve à droite et la chambre au bout d’un minuscule couloir. Il n’y a que la douche, séparée des WC, qui trouble un peu cette initimité. Il faut traverser le salon pour s’y rendre. C’est supportable.
Le loyer est accessible malgré les faibles ressources d’Etienne qui travaille à mi-temps comme pion. Estelle, épuisée, après une rupture difficile a obtenu le RSA elle dit, lorsqu’on lui demande « je suis au RSA et j’attends » au début elle avait honte. Surtout auprès de ses amis diplômés. Elle avait toujours un entretien à venir et lorsqu’on lui demandait comment il s’était passé le poste n’était pas intéressant.
Estelle et Etienne touchent tous deux l’aide au logement. Versée, comme le RSA, par la CAF de seine saint-denis.
Le logiciel alerte les contrôleurs qui se rendent sur place après avoir notifié les colocataires. Une enquête de voisinage a lieu ; de cette investigation il ne sera rien rapporté aux suspects. Les pauvres se trouvent fichés par un algorithme et une rumeur. Ce qu'on appelle avec emphase le data mining. Ces termes, big data, data mining etc dissimulent, sous leur technicité la surveillance, la surveillance la plus stricte, la plus intense. La surveillance qui ne nécessite même plus un traitement humain a priori, même pas la nécessité de capter votre image par un observateur humain ou une caméra. Ce sont vos clics qui vous biographisent.
L’enquêtrice entre dans les lieux, sort un iPad, le range. Tire de sa serviette un document dont elle grise ou hachure certaines cases. Elle ouvre les placards, retire les vêtements de la commode. Demande à qui est la culotte dans la chambre d’Etienne « Vous couchez ensemble » regarde d’un air dégoûté les préservatifs posés sur la table de chevet. Trouve la pilule contraceptive sur le petit meuble de la salle de bains. Compte, il y a deux brosses à dents elle dit « il n’y a que deux brosses à dents ». Ils se regardent…bah on est…deux ?
Elle ne pose pas de questions et continue de griffonner son document. Elle dit que c’est clair pour elle, elle fait la moue et dit « c’est clair pour moi ».
Elle demande l’attestation vitale, la CNI, les derniers avis d’imposition, les trois dernières années de revenus.
Elle dit « Vous me remettrez … »
Ils ont du mal à répondre.
Ils ne comprennent pas.
Elle dit il y a suspicion de concubinage dès lors que deux colocataires de sexe différents vivent ensemble.
Ils disent mais
on est amis
Ils regardent et chacun à son tour
dit
on est amis.
Oui
Elle a l’air de dire
elle ne le dit pas mais à l’air de dire
ça c’est à moi de le décider
Comment prouve-t-on l’absence de relation de concubinage. Comment prouver que ce qui n’existe pas n’existe bel et bien pas.
Peut-être on a couché ensemble, déjà, c’est arrivé. Mais ça ne signifie rien.
Elle hoche la tête.
Elle dit, oui, c’est ça.
Vous couchez ensemble.
Elle dit comme une vérité générale non comme une chose occasionnelle. Elle dit et tire de tout ça une conclusion.
Elle demande
c’est une habitude
Elle dit c’est habituel pour vous de…faire l’amour ensemble ?
Je sais pas si ça la regarde il se dit je ne sais pas si ça la concerne vraiment
Elle dit oui non ça arrive quoi comme deux adultes il y a d’autres gens parfois vous savez quand on est ivres et voilà on rigole bien devant un film…ça se fait, ça arrive, c’est tendre
Non, je ne sais pas c’est tendre vous dites.
Il grince
frigide
il veut dire plus
il veut dire
salope, flic, il veut dire nazi il veut mais il sait qu’il doit se taire. S’il avait su. Il aurait dit. Il avait peur.
Elle dit vous avez dit quelque chose là non ?
Non, j’ai dit
je suis fatigué…toute la journée avec les adolescents je travaille. Ca use, vous savez.
Oui, bon, je rédigerai mon rapport, j’ai tout ce qu’il me faut là.
Vous m’enverrez par mail à agnes.griveaux@caf-saint-denis.fr les documents demandés, hein.
Ils se regardent et ne comprennent pas. Il s’effondre, c’est lui qui s’effondre le premier. Il le sent pas. Alors il se rue sur google et là il voit défiler des pages entières de contrôles similaires. La même détresse, les mêmes messages, le même abattement, la même solution. Le couperet. Merde, cet argent c’est mon droit, c’est pas de la mendicité…j’y ai droit, on me flique.. On m’infantilise, on contrôle mes faits et gestes. Ils vont regarder mon compte en banque, ça veut dire voir mes dépenses…j’ai envie d’aller dans un sex shop, j’ai envie d’afficher sur mon compte en banque des choses horribles, demander à Moha de me virer de l’argent, dix euros avec comme libellé « pour le dijhad ».
J’ai la haine. Je veux qu’elle voit ça. Qu’elle ait honte, qu’elle soit dégoûtée comme devant le préservatif, comme devant la sexualité.
Estelle, va dans sa chambre, elle ne veut pas parler. Elle non plus ne le sent pas. C’est arrivé à Etienne, il avait foutu sa piaule sur airbnb quelques jours…on l’a dénoncé ou je sais pas, mais un contrôleur est arrivé. A la main il avait ses relevés bancaires. C’est dingue. Le contrôleur, en entrant, tenait les relevés bancaires de Etienne. Il les avait avec lui, à sa main. Une liasse, les deux dernières années : ses rentrées d’argent, ses dépenses. L’administration ne se fatigue pas à tendre un piège. Elle pourrait ruser et demander, faussement candide, qu’on lui remette les pièces nécessaires à l’instruction et ainsi contrôler l’honnêteté du contrôlé. La CAF ne se donne pas cette peine. Entrant chez le bénéficiaire de prestations sociales elle exhibe sa toute puissance, l’accès à l’intimité du pauvre. Accès garanti trois fois : l’enquête de voisinage interroge les voisins pour connaître la relation matrimoniale des individus, s’ils ne vivent pas au dessus de leurs moyens. Voilà, la première intrusion. Puis l’entrée dans le domicile à laquelle on ne peut se soustraire ; quelqu’un entre chez vous et malgré l’hostilité de sa démarche vous ne pouvez lui refuser l’accès. Il fouille. Puis, il sait ce que vous mangez, ce que vous dépensez.
Ils ne veulent même pas jouer…direct on te met face à ton impuissance. L’administration t’écrase.
C’est quoi la conséquence. Un travail, trouve un emploi, n’importe quoi sors toi de ce trou.
Contrairement à ce qu’il paraît ce n’est pas une incitation, un soin, c’est une lame, pure dure. Point.
Il est admis, en économie, que les aides sociales permettant un minimum de vivre permettent le maintien de salaires à la hausse. On peut refuser un job dont la rémunération serait inférieure au minimum social. Ce qui évite, en France, de subir les jobs à 1 euros, les contrats ultra-précaires de l’Allemagne et des Etats-Unis. Aujourd’hui le statut d’auto-entrepreneur fait prendre l’escalier dérobé à l’exploitation.
Sur ce graphique de l’INSEE qui compare les situations de différents pays on observe que la qualité de l’emploi au RU et en Allemagne (mettre graphique INSEE qui montre nature des contrats selon pays + tx de chômage)
Estelle écrit sur son blog :
C’est pas de l’incitation, c’est pas une aide de retour à l’emploi, une cautère c’est une lame à double tranchant. On veut s’arracher à cette asphyxie. Ils me rendent prêt à tout.
L’énergie non déployée pour lutter contre l’évasion et la fraude fiscale se trouvent toute concentrée ici. Sur la peau impuissante des plus démunis.
Lorsqu’on se retrouve chez moi avec Estelle. On contemple notre impuissance. On ne peut. On ne sait rien faire. Ils trouvent que je suis chanceux d’avoir échappé de justesse à tous ces trucs là. Je ne sais pas trop comment. Bon, en échange j’ai la pharmacopée et les coups de pression la psychiatre. La différence c’est qu’elle ne peut pas grand chose sur mes conditions matérielles d’existence. Pendant 3 ans.