Destin.
Si je suis seul, c'est que je ne me crois pas de futur, c'est que je me
forge un destin, qu'il n'y a pas assez de place, dans un destin pour
accueillir une autre solitude que la mienne, le destin ça se forge à
dix doigts, des pas mutilés, des entiers, des longs qui découpent la
nuit, l'avenir, le passé, qui mêlent, qui mélangent, qui font tomber
sur des dos animaux vos mains, vos doigts, vos caresses, comme la
frondaison. Le destin, mon destin, que je me rêve, que je me forge me
jaillit des doigts, je ne le comprends pas, mais je le sens en moi qui
s'arque, me blesse, et fais couler sa lumière. Je le sens comme une
caresse qui voile les blessures d'un dos nu, qui habille l'impudeur
d'un baume délicat, je sens le destin me couvrir, me REcouvrir d'une
cuirasse trempée dans les baisers saints d'un amour du passé. Aux
destinés, tous les amours sont perdus, toutes les fleurs fanées, toutes
les couronnes rouillées, il n'y a pas de futur, pas de rêve, il y a une
conquête, il y a du sang, des larmes, du feu, on sent les chaumières
aux toits de paille fumer, et on sent toutes les brindilles des vivants
s'enfoncer dans la peau des quelconques. Je n'ai pas de place, entre
mes bras trop maigres, pour serrer plus que mon destin, ce destin au
visage d'impressions, ce destin, aux reins de feu, parfois aux yeux
bleus. A la détresse immense. Mon destin, naufrageur, allume sur les
récifs des feux de joie, pour jeter tous les veules, tous les fuyards,
tous ceux qui vivent en écarquillant la peur, contre ses dents
d'aciers. Et moi ça me repaît, ça me fait des repas de gémissements, ça
me fait des prières, comme celles que je fais quand je caresse le
destin. Que mes deux mains disjointes s'abattent, mutuelles,
parallèles, contre la colonne vertèbrale, qu'elles s'égarent sur les
vertèbres.
Mon destin, est solitaire, il marche la nuit très tôt. Et il murmure
comme ça "les chiens vont en meute", et on les reconnait, avec des
matraques dans la poche, avec des accents sans paroles au larynx, on
les reconnait au bruit que font leur bottes quand elles frottent contre
le crépuscule. On les reconnait toujours, les chiens, qu'ils soient en
bleus, ou en kaki.
J'ai un destin, qui n'a de place que pour moi, qui dans l'étroitesse de
son véhicule, rejette tout bagage, tout souvenir, et n'accorde de sens
qu'à l'oeuvre, qu'à la création, ce sac, au noeud défait, d'où
s'échappent des vipères qui me mordent, qui me remuent dedans. J'ai un
destin, un destin, comme un souffle dans un poumon plein d'eau, un
destin, comme l'éducation d'un immigré, comme la rage d'avoir eu honte,
et comme la honte d'avoir été lâche. Oui, dans mon destin il n'y a que
moi, moi et mon reflet de Narcisse défiguré. On s'entend pas mal, on
prend de la place, nous avec nos ailes et nos briquets, il n'y a pas de
place, même pour la plus petite des petites, ni pour l'amitié, ni pour
l'amour. Il n'y a de la place que pour mes égoïsmes.