Si j’entre, malaisé, dans le café ; franchissant avec gêne sa porte, il ne faut y voir rien d’autre que ma tentative de me mettre au monde.
Entrés, Mathias nous dirige, dans le « petit salon », nous installe, de ces mots désuets des gens du service, à une place cependant trop bruyante dont nous changeons rapidement.
Au-dessous du luminaire art-déco, je trouve une prise où brancher mon MacBook air sa batterie ne tient plus qu’une quinzaine de minutes.
Nous sommes venus ici pour écrire en groupe, 5 personnes.
N’imitant aucune avant-garde, ne nous retrouvant là que parce que la grève entrave les déplacements dans Paris et que ce point central de la capitale permet la présence de tous.
Si je dois arpenter cette écriture ce n’est qu’après mon installation sur une chaise et une table, après avoir branché sur le secteur mon ordinateur, après avoir sélectionné, sur l’écran de l’ordinateur, le réseau wifi « zimmer » le mot de passe zimmer donné par Mathias (en minuscules, il précise).
Success.
C’est un bon début.
Je me translate
corps
réduit à main
déployée
curseur de souris
sur l’écran
Mon déplacement dans l’espace physique se réduira au glissement du doigt sur le pad, à l’utilisation des raccourcis claviers (cmd+n pour une nouvelle page, tabulation etc) et aux touches enfoncées.
Navigation facile, géographie apaisée, sans compas, étendant à ma guise les bras dans ce monde là, touchant sans effort les confins de ce globe.
Pourtant ma liberté que je crois totale aussitôt s’interrompt. Le puissant outil technologique à ma disposition me permet d’atteindre chacune des 30 000 milliards de page que google indéxe. Pourtant, mon corps soumis au pourrissement, à la faim, à la fatigue et à la mort m’interdit de parcourir réellement cette étendue virtuelle
J’ai encore un corps.
Je n’en connaîtrai qu’un fragment
accroissant
ajoutant
pierres et pages
à 30 000 milliards
Lorsque nous nous croyons débarrassés du corps celui-ci revient en trombe. Interrompant le geste. Il y a au moins 80 ans deux fois, juste à côté de nous, nous écrasant ces voix de leur double-siècle.
Quelque part je suis né
et j’ai grandi
de ces lieux
ce lit d’hôpital
Hôpital Foch
du 17 mai 1987
demeurent les récits
des photographies pas sûr
ce qu’on dit
les paroles des parents
ce lit
nous sommes des rumeurs
où ma soeur
mon frère
ma soeur
vinrent
ce lit
un autre
dans ce défilé des ans
et des rumeurs
2,3,12 ans
où changent
les choses
qui ne changent
pas
Le premier studio des parents
je croyais l’adresse
7 rue Gustave Flourens 92150 Suresnes
mentalement
chemin mental
délégué
au parcours
de la souris
tentant retracer
mon chemin
depuis mon domicile
actuel
jusqu’à ce moment
le premier
de moi-même
d’abord
la ville mentale
itinéraire ratée
loupée
je ne me souvenais pas
accumulant les erreurs
de trajet
la perte
Traçant le fil de moi-même
de mon domicile actuel
à celui, le premier
quittant l’hôpital
où je posai mes langes
pour la première fois
Me trompant
entrant l’adresse (mauvaise ville)
Me trompant encore (mauvaise adresse)
Alors j’ai écrit à maman pour demander dans l’espoir qu’elle me réponde tandis que j’écrivais ce poème que sa réponse me parvienne non pas trop tard laissant ou le mensonge ou le vide à la place de cette vérité que je voulais prononcer mon berceau le premier que je voulais montrer non dans sa forme primesautière mais dans la métaphore le déplacement spatial constituant devant vos yeux lieu de mes sommeils
le petit studio
(était-ce neuf mois auparavant
dans le brouhaha
de la fécondation
l’agitation
mitose
le liquide amniotique
premier
lieu de moi?
)
mes premiers
pas se trouvent
mes premières paroles
se trouvent
maman
papa
premiers mots
premiers visages
les premières peurs
les premiers goûts
la première douleur
toutes mes premières fois
rien n’a su durer
en moi ni en eux
ce secret chemin
reconstruit
après
bien après
mal
faussement
les premières douleurs
souvenues
peut-être
les mêmes que celles d’antan
où l’inverse
plaisir ce qui fut
terreur
terreur
ce qui fut plaisir
puis
il y eut
la mer
concrète
voltigée
10 km
de haut
20 fois plus
de distance
ma grand-mère m’enleva
me prit
au froid
voyant
le froid
humide
l’hiver
dur
de cet appartement
trop petit
miteux
dangereux
pour le nouveau né
cette année
la première ou la seconde
froid de mort-vivant
on aurait cru
2 degrés il faisait
le printemps de ma naissance
ce fut
2h30 d’avion
pour atterrir
le petit aéroport de Béjaïa
(sa piste défoncée)
je sus le kabyle
autant
j’oubliai le français
même pas deux ans
d'âge
déjà
l’oubli
ma grand mère de ce temps-là coupa
une mèche de mes cheveux très bouclés
à la première page d'un album photo
consacré à moi-même
elle l'y attacha
cette mèche
y est encore
mes cheveux
premiers cheveux
souvenirs
je dansais
dans les rues
le quartier chinois
aujourd’hui
30 ans après
dans les rues de Béjaïa
en bas de l’immeuble
les Babors il s’appelle
encore me reconnaissent
gens
de ce temps là
gens
de cet antan
où dans la rue
quand les boutiques
qui n’existent plus
passaient
pour attirer les clients
la musique douce
et belle
le chant
triste comme la rumeur
de la derbouka
et de l’exil
on me reconnait encore aujourd’hui
me rappelant
ce dont je ne peux me rappeler
cet enfant dansant
toujours souriant
on dit que c'était moi
ma rumeur
notre vie c'est aussi ça
tenté-je retrouver celui là
dansant des nuits entières
avalant la nuit la piste de danse
d’autres gens aujourd’hui me disent
qu’est-ce que tu danses bien
j’aimerais leur répondre
Tanemmirt
j’ai oublié le kabyle
j’oubliais
j’ai oublié
jusqu’à l’oubli
de mon oubli
la langue perdue
pendante
oublié
maman
le mot de maman
pour maman
je dis
tata
quand je la revois
yaya
je l’appelle
maman
et ça rentre
dans le coeur
de maman
se fiche
comme le
gel de cet hiver
à quoi on m’arrachait
que je rendais
cruel
premières dents
déjà je mordais
la
langue perdue
je me demande
dans quels replis
fichés
ces mots
que je réclamais
china
et chouchou
les oranges
et la viande
gazouz
pour la limonade
le pshiit oublié
de la capsule
en métal
qui saute
pour moi
et mes yeux brillaient
pétillaient
c’est sûr
mieux que les bulles
verglas
qui prit en moi
je porte
quelque part
comme un fossile
gardé intact par le permafrost
l'amazigh
langue enracinée
avant moi
dans mes ancêtres
que j'interromps
ma rumeur
Parfois, des années après l’oubli
papa m’emmenait voir le petit studio
36 rue Albert Caron
du dehors semblable à une charmante
maisonnette
un cottage anglais presque
pourtant
humide
glacial
les chiottes dehors
après la courette
en graviers
on dit
que déjà je courais
ma grand-mère
m'enleva
naissait-il le goût de l'exil
On y croisait
Monsieur (nom oublié ? Albert ? Alfred ?)
voisin d'alors
usé par la cigarette
jusqu’au trou
vrillant
stigmate
la gorge
percée
la cigarette
redoutée
instinctivement depuis ce jour là
malgré mon achat récent
d’un porte cigarette
en argent 925
massif
fait main
par Vin artisan arménien
le faisant
avec ses mains
le sertissant de grenant
malgré aujourd'hui
la fierté
des Craven A
fumées juste pour le style
ce nom précieux
ces clopes
souvenir
de Charlotte D. que je ne veux
jamais oublier
Dans ces chemins d’errance
ici
point
de moi
suis-je
ici
mon corps
ma coordonnée
ce moi désordre
moi
par la vitesse
de la fibre optique
retrouvant
cette mémoire perdue
ces chemins
ces routes
faites et refaites
goudronnées dix fois depuis
sur quoi roulèrent
les google cars
pourtant je ne me crois nul passé
n’existant
sauf au
présent
absolu
dans cette seconde
micro
mili
seconde
cette seconde
passant passée
ne demeurant
d’elle
que la trace
sur le visage
vos visages
le mot prononcé
le souvenir de mon geste
l’amour et la rancune
méritées ou non
trouvant signe
dans l’archéologie
précaire
et fragile
de cette lèvre qu’on a fendue
fut-ce d’un coup de couteau
ou d’un baiser si maladroit
que notre dent dépassant
y enfonça un peu de son trop d’amour
qu’en sais-je
je suis une rumeur