Bagdad, première semaine.
Je n'écrirai pas souvent ici, le temps a la mâchoire brisé, et je suis là pour en réparer les rouages muets. Je suis arrivé en Irak dans la nuit de lundi. Tout est silencieux à Bagdad quand passent les convois militaires. Je me sens un peu comme la nuit en étant dans l'ombre des fusils, qui traîne sous mon pas excusé le silence des villes. J'ai eu peu l'occasion de parler avec mon escorte, malgré mon goût de la conversation et de la rime amusée, leurs bouches ne servent qu'à manger et jurer C'est un peu triste. Les attentats sont réguliers, ils ponctuent les semaines mais n'atteignent pas les tranchées des occidentaux. Derrière nos murs fortifiés, nos portes blindées, nos caméras, nos jeeps nous ne risquons pas d'être tués. A l'intérieur, partout sont des checkpoints. Le pays est très beau. Nous avons déjà eu la chance de nous rendre au Kurdistan Irakien où Quentin a fait de merveilleuses photos J'aimerais rapporter plusieurs objets de cette expédition, j'en ramènerai au moins le souvenir d'une journaliste américaine avec laquelle je passe la plupart de mon temps hors de nos missions respectives, brillante docteur ès lettres à Paris IV, et amoureuse de Jean Genet (oui ses yeux sont "plein d'azur et d'étoiles", oui elle a la nuque que voilent des mèches blondes). Si je ne m'étais pas juré, depuis que je n'aime plus rien que des fantômes et donc des astres, de ne plus être dans les limbes d'une fille, j'épouserai cette Emma dans quelque chapelle faite de poutres et de désert. Hier soir, nous vécûmes notre première étrangeté. Parce que je n'ai pas pu l'embrasse même quand elle jetait suppliante ses lèvres. C'est un épisode commun de mon carnage de ne plus pouvoir me frotter à une existence réelle. Je suis prisonnier de ces muses célestes, je suis fidèle à mes amoureuses douleus. Camille dirait que c'est depuis que j'ai réduite D. en poudre de mots, Loriane me dirait c'est depuis mon cri d'adieu dans Grenoble, que mes impossibles stupeurs viennent de si loin, si loin que le prénom est celui de Margot, Lara, irait plus loin dans le passé et me souviendrait le rire de Marion, et moi, moi je suis plein de berges bouillantes mais je ne peux pas embrasser Emma, je ne peux pas la caresser autrement qu'avec des lettres. Pour ne pas paraitre de cette impuissance neuve qui me couvre, j'ai joué un jeu, drôle, j'écris les mots des actions supposées survenir sur des post it, et je les lui colle sur les lèvres, sur l'abdomen. "Je t'aime jusqu'à la pointe des mots".
De la grande histoire de la Mésopotamie il reste de la poussière, je ne sais pas si l'on peut reconnaître la grandeur passée d'une civilisation à la quantité de poussière de ses rues, de ses déserts, si c'est le cas, l'Irak est une grande civilisation dont témoignent ses poumons de cendres.
Je fréquente aussi quelques militaires. J'écoutais hier soir, un jeune capitaine me raconter son évasion d'un camp d'insurgés. Revenu à Bagdad après avoir serpenté dans le désert et la soif, il souffre de platitudes et regrette l'aventure. Il a peur que la guerre cesse, de revenir aux bruits des automobiles sur le bitume, à l'ordinaire de sa Californie. Tout est fini. Le problème se pose pour toute une jeunesse qui, ne se doutant pas qu'il existe des guerres internes, des prisons internes, des évasions internes, des dangers mortels et des supplices intimes, qui, ne sachant pas ce qu'est vivre, n'en a qu'une idée accidentelle et ne croit plus vivre puisque les circonstances ne lui en offrent plus les moyens. Ce sont tous ces gens qui vivent leurs relations sans cruauté, sans passion, mais parce que parfois une joie les saisit, une douleur les morfond, parce que dans un restaurant, dans un magazine, parce qu'au milieu d'une foule, ils se sentent tendus vers ce corps, parce qu'ils se sont habitués à ce froid de l'existence se croient des fièvres dans la tiédeur d'une caresse. Ce sont tous ces gens qui confondent vivre, avec des parodies de faire, d'agir et n'ont de vivre qu'un fragment brisé, un reste de fresques dans la langue incomprise des premièes audaces. Ces militaires sont pareils aux jeunes gens de France.
J'ai pu parler aussi avec une religieuse. Les femmes qui ne prient pas les morts la révoltent. Le moindre confort la choque. Une femme élégante lui est une insulte. Elle me reproche de fréquenter Emma, cette journaliste aux yeux clairs, aux mains douces. Elle, ne se doute pas que c'est l'instinct maternel qui la manoeuvre et qu'elle en fait une autre dépense, faute d'être mariée et d'avoir des enfants.
J'ai longtemps pensé que la guerre était une chose de poète que les militaires et les politiques avaient solicité pour la souiller en s'en saisissant. Par goût de la formule, évidemment. Ici, je vois par quoi une guerre est néfaste si elle ne tue pas. Elle communique aux uns une énergie étrangère à leurs ressources, aux autres elle permet ce que les lois défendent et les forme aux chemins de traverse. Elle exalte artificiellement l'ingéniosité, la pitié, l'audace. Toute cette jeunesse s'y croit sublime et retombe lorsqu'il faut tirer de soi un destin qui échappe aux commandements martiaux. Ce sont comme des jeunes gens de l'Université, ils y ressemblent par certains angles, quand l'alcool est fort, et que la nuit est basse.
J'écris beaucoup ici, je donne chair à ces mots que je laissais à l'abandon, dans leurs corps de verre à Paris. J'ai toute une quantité de sang mêlée de poussière pour fabriquer des personnages, c'est plus que Dieu n'avait pour former Adam. Je peux fréquenter, pendant les cours de Quentin, des irakiens méfiants. Ils ont tous mille fois plus de talent que ces gens que je m'obstine à accoquiner dans notre monde civilisé, ceux-là près de qui j'apprends à faire ma place. Revenir à Paris sera difficile, retrouver la grande gestuelle de nos artistes ici dont le premier des prestiges est de prétendre. Qui s'inquiètent dès lors que le flot des mécenats se tarit, qui se nouent autour du ventre de la tragédie pour se dire des créateurs mais n'ont rien de dangereux, de menacés dans eux, rien de vivant. La surprise de ces exilés du drame serait grande s'ils découvraient que les épisodes tragiques dont l'interruption les laisse au bord du vide, ce vide en est peuplé comme eux-mêmes. Qu'il suffirait de descendre en eux et d'en faire les frais au-dedans au lieu de les faire au-dehors. De se montrer, de passer son énergie sur des feuillets bavards, dans les bras des filles idiotes. J'ai fêté mes vingt-et-un ans à Londres, et depuis j'abîme ce qui reste de vingt ans en Irak, à Kirkouk, bientôt, pour le sacrifice de mes mollets feux. Mes muscles commencent à saillir, le médecin est admiratif de ma constitution physique, et s'inquiète de me voir si vite m'adapter aux exigences métaboliques d'ici. Je sais me fondre partout, et c'est étrange, de passer mes mains sur mon torse, et d'y senti partout des aspérités nouvelles, des rigidités abdominales.
La guerre n'éclaire pas sur les moyens de s'employer ensuite à son propre compte, elle n'est pas une académie, mais un camp de dressage. Elle présente un prétexte à vivre tout comme à sa façon la société de consommation et la véritable vie leur apparait, ensuite, comme une mort. Cette vie que je mène. Je suis content d'avoir délaissé l'Université, et je suis triste d'arriver dans un chenil.
Si j'écris ces mots, si je mêle dans la même boue le militaire, l'artiste parisien l'Irak, les femmes de ma vie, c'est en ce qu'ils sont identiques. Toute leur vie est dirigée vers l'extérieur, à forer des puits audacieux, creux.
Je plonge dans les eaux de la vérité, noires mêmes elles ne m'effraient pas. Je crois que mourir en musique me serait une très belle fin, un très beau moment, un dernier ballet.