Au plaisir pris et toujours prêt
J’éprouve souvent et parfois, face à mes parents, une certaine forme de culpabilité de pouvoir, difficilement soit, joyeusement souvent, jouir le plaisir, même s’il me coûte, je le dévore ; mes parents, quant à eux, vie de labeur, de sacrifice ou de regrets, ne le connurent que peu ou, autrement, à travers la joie - hélas toute relative - de leurs enfants.
Hier, ce contraste s’accentuait. Je me rendais, 25 rue du Jour, à une réunion d’élégants, dans un bel immeuble parisien, nous y étaient servis whisky de 12, 14 ou 16 ans d’âge, vieillis en fût de rhum, de pineau des Charentes ou plus simplement tourbés, des champagnes, puisque ces événements ne peuvent jamais en manquer. Les bulles signent et marquent, elles distinguent, leur présence tient moins à leur appréciation qu’à leur sens. Elles produisent, hors proscription religieuse, une échelle de valeurs, l’évènement est d’autant plus réussi, mondain, mémorable, que les bulles y furent précieuses, c’est à dire chères.
La soirée se déroulait dans une de ces caves souterraines aux pierres apparentes et aux lumières tombantes, ces lieux où le réseau téléphonique ne passe pas. Je riais aux éclats, je tournoyais, jouissant de petits fours et de pétillements, voilà la vie, celle, presque, des romans russes, ces fêtes, sans intérêt au fond, où l’alcool, seul, brise la monotonie et la distance. Pour que les gens cessent de se regarder pour commencer à, mutuellement, se voir, il leur faut le brouillage de l’alcool, on voit mieux le regard ainsi troublé, certaines brumes acèrent l’oeil.
A., souhaite fumer une clope et le lieu, congestionné, donne chaud, alors nous l’accompagnons, sortant, réflexe, mon téléphone qui peut respirer lui aussi enfin la frâicheur des ondes, je découvre de nombreux appels de maman, par whatsapp et par le réseau ordinaire. Un message qu’elle me laisse de 5 secondes, sans que je ne comprenne le motif de cette inquiétude. Il se trouve qu’avant de pénétrer dans le plaisir, comme écho de cette culpabilité atavique, j’appelai maman sans m’en rendre compte. Regardant mon téléphone, je vois que l’appel dura 15 secondes, 15 secondes durant lesquelles maman n’entendit rien qu’un brouhaha avant que l’appel brutalement ne cessa. De 19h05, heure de l’appel involontaire, à 20h43, heure de l’appel de réassurance, ma mère s’imagina le pire. Elle ignore tout de mes tentatives de suicide récentes, à l’inverse de mes soeurs, la plus jeune, qui vit toujours avec mes parents, s’inquiéta d’autant plus lorsque maman lui demandait de mes nouvelles, lui expliquant que, après l’avoir appelé, je demeurais injoignable. Instinct, d’une autre forme, maternelle, sentant, de loin, le mal-être de son enfant comme elle devinait, avant moi, que quelque chose entre Marie-Anaïs et moi se brisait. Maman, accaparée par les autres tandis que je m’adonnais pourceau à la pourriture inutile de mon siècle sans valeur - de la même que moi.
Une heure et demie d’angoisse, pauvre maman, qui, lorsqu’enfin je l’eus au téléphone, m’exprima un soulagement immense, comme une mère voyant son enfant sauvé des eaux et qui, jamais, n’aurait ressenti pareille crainte pour sa propre vie. Ca fait mal. A moi. Ce plaisir pour rien, une heure d’angoisse dans le pétillement des bulles et des petits fours, ah le plaisir ridicule, toujours celui-ci vient avec son ombre, ce coût là, l’amertume tourbée de la vie et du whisky. Maman s’apprêtait, avec ma plus jeune soeur, à venir chez moi, paniquée, elle demandait à ma soeur, qui conduit, de l’amener chez moi et toquer de tout son désespoir à ma porte et qu’aurait-t-elle penser de n’y trouver que l’écho froid et mort ? Ma soeur, sûrement, lui aurait rapporté ma récente tentative et, elle, effondrée, hurlant contre la porte, cette image, je la porte maintenant, qui enserre ma vie, la nimbe d’une nouvelle couche protectrice, un feuilletage léger d’amour, il préserve, préservera.
Voilà cette culpabilité mise en acte, une scène, elle aussi, de romans russes ou d’histoires ordinaires du début du XXème siècle ou du nôtre même, cette époque dégénérée et moi son bel exemple, son représentant le meilleur, c’est à dire le plus inutile.
Je l’ai dit et écrit souvent, le bonheur m’intéresse moins que le plaisir, à cause que le premier demande le temps long et l’effort permanent, un travail au résultat incertain quand, moi, me sentant proche du péril ou promis à l’abîme, enfantin en quelque sorte, ne sait se plonger que dans le second, ce moment d’immédiat. Qui fait pour l’éternité, qui fait pour l’instant. Ces deux religions, plus semblables qu’en apparence, s’ignorent ou s’haïssent.