Perso - Faites le mur.
« M'habituer, m'habituer
Si je ne le puis que l'on m'en blâme
Peut-on s'habituer aux flammes
Elles vous ont avant tués
Ah crevez-moi les yeux de l'âme
S'ils s'habituaient aux nuées »
Louis Aragon
Dans l’anodin, dans la marche qui mâchait les pas du mercredi
généreusement éténdu aux gazouillis crépusculaires du jeudi, avec le talon
gris dans le par terre dénié des gémir, les breloques d’arrondissements «
fracture du seizième que le quatorzième » ruisselaient de mélancolie, je
tirerai –bien plus tard- un plaisir étonnant, quelque chose doux, d’une
conversation où toute tension, écroulée, défaite, vague comme cette brume
dont les bas filés dissimulent aux visions myopes les crêtes des
montagnes, et voilent, même dans la gaze condensée de leurs tenues
friponnes, aux matins gras, sous les ailes blanches de papillons énormes,
les vallons étroits et les coteaux rugueux. Cette marche où le corps lassé
des passions –nom coloré des disputes- dans lesquelles me piégeait Loriane
n’était plus qu’à la tiédeur du temps, il était douze degrés de 23h54 à
00h30, et Loriane était bien trop loin, dans son cinquième arrondissement,
pour meurtrir mon corps de ses doigts de phénomènes chimiques. Je
marchais, je parlais, nous n’échangions pas, des mots par accidents
formaient des pensées qui s’heurtaient et dans l’agrégat de leurs cahots
menaçaient la torpeur indolente du soir d’un échange –affreux frisson,
avoir à me mêler de choses terrestres, à lester l’âme fragile du poids
inconsidéré des plastrons racés. Quand ces quelqu’un (ces quelconques ?)
emploient à mon adresse des mots et des concepts, j’y entends quelque
chose vieux, défraichi, austère, jouissant d’une autorité hiératique, d'un
titre de com(p)te. Vieux principes tendus comme quelques vieux forts
bordants la Normandie rendus inutiles par la molesse des civilisations,
mais butés là, souvenir inorganique, dont on admire l’architecture
complexe et les nœuds glacés. Ces gens là vivent dans ce principe de
frimas comme certains nostalgiques dresseraient leurs lits sur les dalles
froides des forts de pierre. Mes camarades vivent en retard.
Le paysage sous le pas grésillant avait quelque chose cartonné, chiffonné
du vent léger, timide qu’expirent les fleurs de béton toutes semées en
dentelles approfondies, en invisibles serrures, autour des désordres
semblables de mon marcher déraisonnable. Il était très amusant de devoir
retenir ce que je voyais nous entourant, les merveilles dans le ciel, la
hyacinte qui couvrait mon départ, le lierre entravant le mouvement de mon
ombre, le limon déposé sous l'eau sèche des trottoirs. Je ne disais rien.
Même de ses yeux bleus qui me terrorisèrent, une fois, me jetant un éclair
d'une rage édentée. J'aime malgré moi tous les yeux bleus, mais je
n'allais pas dire « montre comme ils écument de menaces tes yeux. Sais-tu,
les yeux bleus, je ne les vois pas comme des orbes de couleur délimitées,
si je les aime ce n'est pas par vieille habitude parresseuse, mais parce
qu'ils exhalent un anathème libertaire. Je les vois s'extraire de l'orbite
qui les range, et qu'aucune loi ne peut réintégrer dans leurs places
précises. Les couleurs vives m'assomment d'idéaux, flambant comme les
lumières de la Noël. Les yeux bleus -et tes yeux hélas n'échappent pas à
l'outrage- résonnent chacun comme des rimes amplifiées par un visage ».
J'avais le souvenir douloureux encore, du regard terrible qu'elle me jeta
tandis que je méprisais je ne sais quelle chose commune. Que je m'agaçais
d'un raisonnement mal fait. Vraiment. Un regard de la nuée qui couve les
séïsmes et les foudres cruelles. J'en ai été physiquement saisi. Trop
grande sensibilité à toutes les choses. Ce regard se dégrade dans ma
mémoire, il rejoint tous le reste de mes cauchemars, et tinte mes
nocturnes fièvres d'un pigment de Klein. Amusante peur, merci à ta menace
immaitrisée dont tu ne t'apperçus même pas.
Le plaisir m’est apparu - vers deux heures- sous la peau, circulant
invisible comme l’eau phréatique au bas de l’écorce, incapable de se mêler
à la sève de l'arbre, à la pression hydraulique impuissante à traverser en
rugissant les failles de mes muscles, de découvrir dans l’arrête de deux
articulations disjointes le bât. Ce plaisir, cette eau, ce sang
cristallisé en vin, en baiser de roche calcaire, a duré. Il s’est impliqué
en moi. M’a entraîné dans sa valse, partout, sur les méplats recoins de
moi, sur leurs vaillances du jeudi. Je suis heureux de mon jeûne chanoine,
où le café noir construit des intempéries furieuses, des mers boueuses
jetant des corps illicites, à la mâchoire en or. Je disais « Je ne sais
pas quoi faire l’an prochain, et je suis vide d’inquiétudes » et
lorsqu’elle me répondait « c’est de l’inconscience » je souriais en
silence. J’imaginais le propos tenu par Loriane sur le même tempo «
Jonathan, Jonathan, Jonathan, le futur, définitivement, ne te ressemble
pas ». Non, ce n’est pas de l’inconscience, c’est de la foi, mignonne.
J’ignore pourquoi, mais toujours, en toute situation, la plus dangereuse,
la plus instable, surtout la plus mortelle, j’eus de la chance. Lorsque
nous étions immobiles au milieu de la Scandinavie, sous les fjords
craquelés de froid –ce sont des vierges butinées d’hiver disais-je-
qu’Arik pleurait de ce cimetière de glace, de périr vierge encore, dans
nos seize ans liquides, me reprochant de graver dans la glace des poèmes
furtifs à l’heure de se chercher des subsistances. Son imagination
formalisait des détresses, organisait mille déceptions, contrefaçons
d’exister et je sentais venir, de l’angle mort de la mort, ma chance. Ma
chance, lente et ponctuelle, traînant son grand corps maternel, tendant sa
main prophète, gantée de sortilèges, dans les angles osseux de la mienne
incroyante. Un plaisancier de passage nous tirait de notre crique-prison.
La chance est inconscience, diront-ils. J’aurais pu tout être, c’est
entendu. 146. 146. Le nombre de mes folies qui côtoient névrotiquement mes
intelligences, tout comme au Mexique où la fête est voisine de la mort et
les confiseries brillantes de sucre inanimé ont la forme d’un crâne.
Nous marchions ; le bonheur alors seulement armait son geste :
J’avais la hâte, de trouver la rue où me détourner de la civilité, où
détrousser le chant malléable des oiseaux de papier, aux sifflets gais,
dans tel square, sur telle bouche. C’était au choix de mes capricieuses
envies, Maude près d’ici trainait ses cernes capricieuses au rebord ourlé
de son visage, je l’imaginais écrire sur sa Remington de poseuse
indisposée, tapant dessus avec le même snobisme que ces apprentis
photographes (Romain, c’est pour toi) avec leurs argentiques à deux
balles, d’où leurs doigts gourds ne peuvent pourtant pas immobiliser le
poil ivre de la passion, son contour burlesque, sa chair brûlée, sa bouche
de satin, le fil ras de ses membres écorchés, et tout le corps désuni,
fractionné en autant d’éléments qu’une apparence humaine compte
d’ornières, de villosités et de replis.
La « conversation » que j’eus alors, par son contraste, me recentrait sur
moi, je me suis privilégié au-dedans, sans me réinventer, j’ai rapproché
ma pensée de cette matière impénétrable, inviolable, quasi-sanctuarisée où
rien n’entre d’éléments extérieurs, où l’organisation des veillées
salutaires, des tours de garde interdit d’accès même par le plus faillible
des pores : mes principes. « Je suis très fidèle, je n’ai jamais trahi une
idée ». Dans le mouvement inversé, consonant, involontaire aussi elle
contribuait à me préciser, à grossir chaque angle mien, des instruments
d’optique, je devenais cette lumière isolée par les trois lentilles de la
logique –vertus théologales de la science-
La contradiction vous fait mieux qu’autre chose accoucher votre intimité.
Au toucher, ses mots charnus, archaïques étaient doux mais de la douceur
d’une étoffe usée, effilochée, prise dans un corset de dogmes et d’hivers
rigoureux. Une douceur résultant de l’ivresse, de la peau ridée des
vieilles âmes tendres.
En creux se dessinait l’affirmation de ma modernité résolue, moderne en
ceci que je me tourne vers quelque chose qui n’existe pas encore, dont les
frontières restent à nier –ce pays d’avenir que je m’espère, aux pourtours
parsemés de glaise, ne devrait se connaître aucune limite- à l’inverse, le
« présent », se cherche à imiter, à reproduire, sans l’instinct
mi-créateur, mi-destructeur de l’avenir. Les vies mornes, inutiles, les
bégaiements amusants. J’ai toujours trouvé terrible de pouvoir prévoir les
humanités, de sentir l’exacte disposition de leurs intentions, et d’éviter
les coups de les avoir vus cent mille fois déjà portés. « Tu es trop dans
la littérature ». « Certes. Parce que la littérature rehausse tout ce qui
est insuffisant. Pense, gamine, ce sont les talons aiguilles du réel »
A toutes ses affirmations, la voyant agiter sa nuque radieuse d’entorse,
je ne pouvais que sourire, du sourire vaincu du sauvage. Je ne parlais pas
sa langue. Entre nos deux lexiques tout un mur sordide d’impossibles
compréhensions, le geste ne suffisait pas à rapprocher nos idées. Je suis
un barbare. Véritablement. Un barbare. Ce que la plupart appellent
civilités, concessions ou cordialités, je les réunis sous le même dôme, je
les classe avec le même tampon indifférent du fonctionnaire :
compromission. C’est toujours se compromettre que se céder par méfiance,
sans raisons, au prétexte de l’irrationalité adverse, étrangère, celle
dont l’on doit s’accoutumer pour se préserver du dommage. Je n’ai pas peur
de la faim, du froid, tant que je reste près de moi, il y aura toujours un
refuge inviolable, toujours une ultime retraite. « je ». « je » fragile,
mais « je » déjà. Toute ma joie c'est ma différence. Tout mon bonheur se
fait alors qu'en écoutant une voix changée, j'entends bien que nous ne
sommes pas semblables.