Square rue du commerce - 2h33
Dans le square de la rue du Commerce, avec les touches de mon téléphone aphone. J'écris. J'écris, ici, comme pour calquer les impressions du dehors sur un matériau irréel, je prends l'odeur de muguet, la fragrance d'aubépine, le tissu déchiré de la lavande, je prends le sanglot d'encens qui coule à mes pieds et je l'imprime dans un flacon sans bord, dans un goulot froissé comme des lèvres juteuses de pardon. Dans les rues où le silence prend sa voix d'instituteur sévère, tout en noir 1905, je cherchais un parc, un banc, et juste assez de lumière pour envelopper les mots dans une chrysalide blanche, dans un suaire pâle. Dans le monogramme de fils tissés par l'angoisse, dans l'excessive douleur. J'adule mon angoisse, au point de peindre dans ma chambre avec le violet de mes paupières, avec le fard lourd que je pioche aux lèvres ivres d'une Elsa délabrée, des toiles immenses, incrustées de cette unique sensation casquée d'ombres. L'angoisse. Je la dépose comme une fleur mourante sur la tombe d'un vivant, je dépose des chrysanthèmes en germe sur la possibilité de la mort. Ce que j'adresse aux hommes, ce à quoi je converse, c'est la part à mourir; gargouille immobile de l'existence, cet ajout qui se tient dans la fragilité du regard tétanisé d'une larme au bord des yeux de verve. Je suis trop sensible, trop plein de caprices nerveux, sensoriels pour passer sans me froisser une émotion dans leurs courses de honte, trop lourd de pulsions pour ne pas m'enfoncer dans le marécage d'habitude. « Tout est gris, nous sommes heureux » Mon ventre, ô tombe ouverte qui but tant de larmes, dont les muscles cent fois salis de larmes sont venus refleurir les gorges des moineaux de ce chant innocent, éclatant d'aube nouvelle, de rosée vivifiée. Mon corps, pauvre fragilité, papier à musique à la mélodie unique du cri agoni, où s'entend résonner les rêves prophètes du diable Desnos. Ta destinée tu la pleures de ne la voir que trop nette dans tes songes de cristal.
Disparaître, disparaître, encore faut-il apparaître, et sur cette corbeille de fantômes, dans ce vase où les fleurs se noient, où les tiges s'amaigrissent des sons prodigués, on ne pense pas même. Disparaître. En marchant jusqu'à ce parc je me demandais "pourquoi ne pas me jeter sous une voiture, là tout de suite, et seulement entendre le bruit de déchirement d'un homme qui s'en va, l'écrasement impitoyable de la modernité, ce sabot métallique de la justice sur le corps innocent, décharné, bientôt décharné. Mourir qu'est ce donc ? Se mettre l'âme à vif". Je me disais. Que le crime. Est pour les autres. Le crime est de faire peser à d'innocentes et frêles épaules une disparition, de faire un être étourdi de questions, d'enquêtes d'investigations. Non, définitivement aucun de mes condisciples ne mérite de porter mon cadavre. Parce qu'il est trop digne dans son éther immaculé ; parce qu'il est plein de secrets et d'une odeur de mystérieuse : la même sueur que des amoureux pendent à leurs cous vierges comme des religions, parce que surtout, je ne pouvais me laisser au débarras, au milieu de débris, de morts prochaines à accrocher du même clou usé. Je n'ai qu'une ambition disparaître comme décroit dans la nuit le pas de l'amant qui délaisse la belle, je ne veux pas demeurer, en pensées, en souvenirs ou en regrets. De moi, il faut garder une odeur, une voix, un peu de la musique insupportable du talon qui tourne à l'angle des carrefours Invalides. Que l'on évoque sans la mélancolie du vin, mes yeux lointains, mon cheveu fou, mon visage si étrange que l'on avait pas vu pareille horreur depuis la peinture expressionniste. Je ne pouvais pas m'être abandonné d'un dernier sourire négligé, je ne pouvais pas donner l'illusion d'avoir enfermé toute ma mort dans une couverture de cuir reliée, dans le "Maître et Marguerite". Ma mort vaut quelque chose, mieux que la vie des insignifiances. Je ne pouvais pas mourir à cet instant, sous cette voiture où la nuit prisonnière des phares me suppliait pourtant de la rejoindre, parce que je n'avais pas été au contact frénétique de la bonne personne, parce que les soirées anodines, méritent des fins anodines, un sommeil, l'écriture dans un parc. Cette normalité aux voix enregistrées, sans émotion, sans stupeur. Avec ce qu'il faut de distance mutuelle. Cette mort injuste, cruelle, illogique n'aurait eu alors aucun sens. Si la même nuit m'avait été un délit, si cette nuit là, mes pensées s'étaient faites en désir vers je ne sais quelle amoureuse oubliée, vers une Wendy au front terrassé de mon imbécile cruauté adolescente, vers Marianne impatiente à l'attente multipliée. Peut-être me serai-je jeté sous les roues couardes du véhicule soûl, que je l'aurais empourpré de cette couleur d'amour comme font les femmes sans vertu. Je ne pouvais pas mourir, sans une émotion lourde, sans perdre dans le fracas du corps violenté, un enfant douloureux. Une soirée anodine, et sa fin quelconque, qui se perd dans le brouhaha des fins quelconques. Les soirées qui ne laissent pas de souvenir. Un siège rouge, une condisciple, une salle bleue, une marche, un square. Je veux mourir d'amour. Pour Margot, Héloïse, Marion, Hervelyne, pour l'Art, peut-être, sournois, perfide avec sa bouche blessée par les coups de savate du temps. Mais je ne peux pas abandonner ma dernière pensée en indifférence, je ne peux pas la jeter là, et punir par hasard l'individu qui se suspendait alors à ma présence. Qui qu'il fut par ailleurs, même justement un condisciple. Je dois mourir en formulant l'adieu du baiser au front d'un être chéri, je dois sceller ce précieux caprice dans l'écrin pâle d'une lèvre vidée de langage. Si je meurs, tout de même, il faut un sanglot. Celui de la belle que je me serai choisi.
S. m'est venue en pensées. S. qui me disait "tu me fais peur Jonathan, tu me fais peur, avec tes yeux où la mort se repose, j'ai peur de la voir jaillir, peur qu'elle vienne pour moi". Les mots embrigadés se défaisaient, insoumis, de la conscription dans ma bouche, se décomposaient, le temps, le temps, toujours le temps pressé qui les entrechoquait pareilles à des dents dans l'hiver. Je ne pouvais pas dire. C'est idiot, la mort n'est pas en dehors de soi. Ce n'est pas une armée, ce n'est pas un tueur que le temps soumet à ses caprices, qu'il soudoie avec les dépits qui chiffonnent toutes les identités mêlées, chargées. La mort c'est dans soi qu'elle prend corps, et si tu la vois dans mes yeux, c'est qu'elle y est plus libre, plus avancée, c'est que je la laisse mieux aller, je ne lui interdis rien de son pas léger et fredonnant, je lui dis "visite tout, prends ce que tu veux, ça ne compte pas, je suis ailleurs, je suis déjà plus loin que ça, tu fouilles des souvenirs, de vieilles chambres abandonnées, tu jettes tes sorts sur des photographies, des pantomimes, tu abîmes, tu uses ce qui est déjà flétri, ce qui s'est déjà passé. Tu peux. C'est à ton mauvais choix. Moi je suis déjà ailleurs, je suis dans des mondes plus profonds, où la lumière ne perce que comme un radium par degrés interposés, avec des filaments de chaleur, avec des pigments dérobées à la mer, avec la détresse des crépuscules, éplorés dans le jour". Non, je ne meurs pas. J'imite, seulement le mourir, quand je m'allonge dans ce square étonnant, tout étroit. J'écris, comme les choses viennent, sur ce téléphone pénible. J'écris comme les choses se font dans moi, comme elles s'assemblent et s'amusent à se rompre. Je suis disloqué, à la façon de ses idées mal-conçues, de ces horloges qu'un rien de maladresse met dans les lambeaux miséreux, aux décharges du désordre, dans les mécanismes annihilés.
D'être ainsi figé, de crier sans lumière, me laisse du froid entrer à travers ma geste d'écrire. Je suis exalté d'un feu blême. Maude si près et ses caresses courtoises, pleines de velours bourgeois...
Il y a dans ce jardin aux odeurs courbaturées, il y a dans ce jardin plein de feuilles coupantes, de sable volant, d'idées en gestations, des pensées multicolores aux seins roses, aux yeux de muse. J'ai vu un songe, alerte, aux mains de violoncelle à l'abdomen de colophane, au pas guindé, fuir à mon approche. Des pensées je n'en ai jamais vues des véritables, j'ai su des ombres d'elles dans les amphithéâtres, dans les livres, dans les discours, j'ai entendu à la télévision des voix qui semblaient venir de leurs corps invisibles. Mais je ne voyais pas. Ces pensées brunes comme les idées poisseuses des cinémas, grises de la poussière que la nuit pourrit dans les étoiles, luisantes à la façon d'énigmes que punaisent des doigts sauvages. Dans ce jardin, il y a des cauchemars, comme ceux-là que je fais la nuit. "Je ne dors pas non". Quand je dors, je sens que quelqu'un m'arrache, me prive. Que quelqu'un me brusque. Me tire des nostalgies qui définissent mon corps et mes senteurs pour m'en offrir d'autres, quand je m'endors, quand les images pleines de bruits saccadent dans mon esprit, s'agitent sous mes paupières brûlées de la soude des délires, et bien, et bien, des choses atroces m'arrivent. Des choses comme vous faites dans vos vies incestueuses, tous, des choses banales. Quand je rêve, je suis avocat, chien, commercial, je suis soumis, éduqué, j'ai les cheveux courts et le museau dressé. Je vous hais. C'est terrible. Je vous hais tous.
Je pense. A Maude. La chaleur de son oreiller plein de traces de dents, à son visage volé dans l'or antique. Je pensais à Pierre qui me présentait Loriane, qui lui affirmait "Jonathan, au contraire de Paul, est vraiment charismatique". Je pensais, à ma condisciple dont les tentatives gravaient dans la mémoire cette affirmation que je retiens comme une douceur, comme un cadeau qui me tient chaud dans ce square éteint : "Charismatique ne te va pas", et je l'entendais comme un couturier devant l'essayage pénible du gueux dans quelques habits que son échine voutée ne pouvait pas supporter, comme une insulte trop voyante dans la bouche des prieurés. Je me disais, en souriant, "je suis polysémique" je me disais, je suis les débris de la lumière claire qui passe dans un prisme de civilités, de sociabilités, d'habitudes, je me disais, je projette selon les tailles des choses diverses, ma personnalité est cubiste, mon identité diffractée". Je suis la perspective abîmé, je suis les écoles aux briques ridées. Je m'amusais beaucoup d'être si en retrait de moi, à l'Université, que mes traits saillants s'étaient figés en une colle honnête. Demain j'apprendrais à être ordinaire, comment fait-on, des passions molles qui ne vous usent pas les nerfs, d'où aucun poème ne vient danser sa coutume russe, comment fait-on des cinémas de gestes et de manières, des poses mortelles de paresse où l'on conclut par des rires gênés tout ce à quoi l'on est sourd. Je serai demain, tout ordinaire, je dirai bonjour, et je dirai merci, ce sera comme à table le Bénédicité, et je pensais à Pierre "Jonathan est charismatique" et ma condisciple "ce mot te va si mal", et j'avais un habit brodé de deux tisseurs rivaux pour faire mon "je" hétérogène, pour dédoubler ces deux prénoms si profonds que je n'ai vu le fond d'aucun. Je me penche au bord de l'abîme, et un reste de peur me suspend, me soutient, m'interdit d'y plonger l'oeil trop longtemps. Je suis instable, ma matière change, se bouleverse, ma couleur diffère, vieil habit chinois, portrait aux repentirs multiples.
Ce n'est pas que je cherche à mourir, mais seulement à me pencher au plus proche du précipice sans craindre jamais d'y pouvoir défaillir. Le vide j'y suis habitué, n'oubliez pas, deux jours par semaine je suis à l'Université.